Le jour du retour des chevaux, cependant, la cuisinière des Treize Vents était d’humeur beaucoup moins égale qu’à l’accoutumée : elle ne cessait de tempêter. Non parce que Guillaume lui avait commandé de servir à lui-même, ses fils et les gens d’écurie de Varanville un véritable festin : elle n’aimait rien tant que composer un beau menu lui permettant de faire étalage de son réel talent. Pas davantage à cause de la présence dans sa cuisine de Kitty venue préparer un plateau pour sa maîtresse. Ce qui motivait son mécontentement, c’était le souper qu’il lui fallait préparer pour le soir même. Un souper pour deux personnes seulement, qui devrait être servi dans la bibliothèque. Une « fantaisie » de la future mère, à laquelle Guillaume avait eu le grand tort d’acquiescer.
— Elle m’a demandé cela comme une faveur, expliqua Tremaine à Clémence. Elle dit qu’elle sent la naissance prochaine, que l’épreuve sera dure et qu’elle se trouve si lasse qu’elle n’est pas certaine d’en sortir vivante. De toute façon, elle ne quittera plus sa chambre ensuite.
Que répondre à cela ? Même si Mme Bellec pensait qu’en desserrant sa garde si peu que ce soit Guillaume se comportait comme un imbécile, elle n’avait aucun moyen de refuser. Les garçons et M. Brent mangeraient de la potée dans la cuisine, tandis que Valentin, l’un des valets, servirait aux soupeurs huîtres de Saint-Vaast, œufs brouillés aux truffes, perdreaux en chartreuse et quelques autres délicatesses arrosées de vins que Potentin, le grand maître de la cave, s’était formellement refusé à choisir, usant en cela du privilège d’ancien mentor qui lui permettait de dire non à un maître qu’il avait connu adolescent.
— Choisissez vous-même, monsieur Guillaume ! Au moins la belle dame sera certaine que je n’essaierai pas de l’empoisonner. Et puis, je sens ma goutte qui revient.
Ces accès de goutte qui s’emparaient parfois d’un homme aimant un peu trop les grands crus, Guillaume commençait à les trouver bien fréquents et même s’il soupçonnait qu’ils servaient d’alibi à ce vieux compagnon, il se gardait bien de les lui reprocher. Il avait le droit, lui aussi, de considérer Lorna comme une sorte de fléau…
Quand Mme Bellec était dans cet état-là, Kitty essayait de se faire aussi petite que possible ; ce qui n’était d’ailleurs pas une bonne idée.
— Cessez donc de vous comporter comme si vous étiez une souris ! aboya le cordon bleu maison. Je sais bien qu’il vous faut la nourrir, cette catastrophe. Que voulez-vous ?
— Une omelette, peut-être avec de la salade. Ce sera suffisant pour ce matin.
— Alors là, il faut que vous attendiez un peu. J’ai envoyé Béline à la ferme me chercher des œufs : il ne m’en reste plus qu’un.
— Dans ce cas, je reviendrai tout à l’heure.
Avec un rien de soulagement, la camériste battit en retraite, quittant sans trop de regrets la cuisine embaumée de divines odeurs pour plonger dans les « ténèbres » extérieures où il faisait moins chaud mais plus calme. Et remonta chez sa maîtresse.
Lorsqu’elle entra dans sa chambre, celle-ci sortait de la petite pièce où l’on rangeait ses robes et paraissait au moins aussi agitée que Clémence. Lorna parut désagréablement surprise de voir Kitty.
— Tu remontes déjà ? Et mon repas ?
— J’irai le chercher un peu plus tard. Clémence attend qu’on lui rapporte des œufs. Avez-vous décidé de ce que vous mettrez ce soir, miss Lorna ? se hâta-t-elle de demander pour faire dévier la conversation sur un sujet qui plaisait toujours à la jeune femme.
— Pas encore ! J’hésite… Peut-être ma robe de satin nacré : elle dissimule bien ma taille et me donne de l’éclat. Je veux être très belle ce soir.
— Vous l’êtes toujours. Même avec votre mine de papier mâché.
Avec une moue, Lorna considéra son image dans le grand miroir de sa table à coiffer.
— Tu crois ? Ce soir, je veux être irrésistible ! Je veux qu’il redevienne l’amant qu’il a été aux Hauvenières. Tu ne peux pas savoir ce qu’a été cette nuit-là !
— Dans votre état ? Ce serait de la folie ! Vous pourriez porter tort à l’enfant. D’ailleurs, je suis bien tranquille : monsieur Guillaume est trop sage pour vous suivre sur ce terrain-là, seriez-vous Vénus en personne. Quand l’enfant sera né…
— Je n’attendrai pas jusque-là. Voilà des semaines et des semaines qu’il me fuit. Ce soir, je le reprendrai. Il le faut. Au cas justement où la naissance serait… décevante !
Debout devant la coiffeuse, elle tournait alors le dos à Kitty, mais, dans le miroir, celle-ci vit bien ce qu’elle tenait entre ses doigts fébriles : un petit flacon enveloppé d’un treillage d’argent. Une mince fiole que Kitty connaissait bien pour l’avoir découverte, un soir d’hiver, dans le grand manteau de voyage de sa maîtresse.
Dérangée, elle l’avait remis aussitôt en place mais, le lendemain, profitant du sommeil de la jeune femme, elle était venue le rechercher pour mieux l’examiner. Quelque chose l’intriguait : c’était un très joli objet, timbré d’ailleurs aux armes du prince de Galles, trop précieux en tout cas pour être abandonné dans une poche, même intérieure et cachée, de manteau. Soigneuse jusqu’à la maniaquerie, Lorna aurait dû le ranger avec ses bijoux ou dans le nécessaire de voyage dont il n’aurait pas déparé les pièces d’ivoire et d’argent.
Poussant plus loin son investigation, Kitty déboucha le flacon, ne lui trouva aucune odeur sinon celle, à peine sensible, du laudanum. Une goutte du contenu déposée sur la soucoupe d’une tisanière se révéla parfaitement incolore. Et Kitty, alors, réfléchit.
Une idée lui vint. Si terrible qu’un frisson d’épouvante courut le long de son dos : si c’était un poison ? Les goûts bizarres du prince de Galles, son attirance pour tout ce qui était trouble, dangereux, ténébreux même, étaient bien connus. Si c’était lui qui avait fait cadeau de ce flacon, il ne contenait certainement pas de l’eau bénite. Le diable seul savait, alors, de quelle façon miss Tremayne espérait s’en servir : contre un ennemi quelconque ou – pourquoi pas ? – contre elle-même ? Dès lors, Kitty pensa qu’il était de son devoir d’intervenir : il ne serait pas dit qu’elle aurait laissé s’accomplir un crime quand elle pouvait s’y opposer ! Elle emporta la fiole dans sa chambre, vida un flacon contenant de l’eau de fleur d’oranger qu’elle remplaça par le liquide inconnu, puis remplit la petite bouteille d’eau pure à laquelle elle ajouta un soupçon de laudanum pour l’odeur. Après quoi elle remit tout en ordre, prenant bien soin de replacer l’ancien flacon d’eau de fleur d’oranger dans la boîte où il se trouvait habituellement avec le savon et les objets qu’elle utilisait chaque jour pour la toilette.
Durant des mois, la menue fiasque ne bougea pas. Tous les jours, Kitty s’assurait qu’elle était là et pas une seule fois elle ne la vit entre les mains de sa maîtresse. Or, ce soir où pour la première fois celle-ci souperait en tête à tête avec Guillaume, elle était allée la reprendre. Très certainement, elle comptait s’en servir et la servante remercia Dieu de la lui avoir fait découvrir. Mais, à présent, l’envie lui venait de savoir la nature exacte de son larcin.
Et pour cela une seule solution : le docteur Annebrun. Il était à moitié écossais comme elle. Même si miss Tremayne faisait preuve d’une outrageante défiance envers lui, Kitty savait que l’on pouvait se confier à cet excellent médecin doublé d’un homme d’honneur. Depuis que Lorna était enceinte, sa chambrière ne cessait de déplorer qu’il n’eût jamais été appelé en consultation. Si Lorna redoutait à présent l’échéance, elle ne pouvait s’en prendre qu’à elle-même, mais, de toute façon, elle n’aurait alors aucun moyen d’empêcher Guillaume d’appeler son ami au chevet de la parturiente… Et Kitty eut soudain très envie de partager son secret avec lui. Mais comment faire ?