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En fait, Guillaume l’étudiait avec l’attention d’un entomologiste devant un insecte rare. Tout en tenant sa partie dans la conversation, il examinait le joli visage en notant mentalement chacune de ses expressions afin d’essayer d’en demêler la vérité. En fait, il ne la connaissait pas vraiment sinon comme une espèce de catastrophe arrivée un soir de Noël pour perturber sa vie, en détruire la sérénité. Qu’elle fût la fille de Marie-Douce, son amour de toujours, n’y changeait rien. Qu’était-elle au juste ? Une aventurière sans scrupules, digne continuatrice des menées tortueuses de son père, le traître Richard Tremaine, devenu Tremayne pour avoir trop bien servi les Anglais ? Ou alors une pauvre fille victime de sa trop grande beauté dont le cœur ne s’émouvait guère que pour elle-même, pour l’assouvissement de ses caprices, dont très certainement lui-même faisait partie ? Il n’arrivait pas à croire qu’elle pût l’aimer sincèrement. Selon lui, elle n’était mue que par la soif de conquête, le besoin de s’approprier surtout ce que l’on avait tendance à lui refuser.

Lui aussi se souvenait du souper des Hauvenières, de l’orage et de l’émoi insensé qui s’était emparé de lui et l’avait jeté dans les bras de Lorna. Les heures qui avaient suivi étaient de celles que l’on n’oublie pas mais, curieusement, il éprouvait en les évoquant plus de honte et de gêne que de plaisir rétrospectif et si, par moments, Lorna pouvait voir s’adoucir le regard posé sur sa personne, elle était à cent lieues d’imaginer qu’à ces instants-là Guillaume évoquait avec nostalgie un autre visage, un visage à fossettes, des yeux couleur de mer au soleil, un tendre et merveilleux sourire : tout ce qui faisait le charme de Rose de Varanville désormais perdue pour lui. C’était elle qu’il imaginait assise en face de lui.

Vint un moment où la comédie qu’il jouait lui devint insupportable. Grâce à Dieu, Valentin avait servi le café. Guillaume vida sa tasse d’un seul coup, lui qui avait coutume de déguster lentement ce breuvage qu’il aimait, puis se leva :

— Il se fait tard, dit-il sans s’apercevoir qu’il coupait la parole à la jeune femme, et je dois me lever avant l’aurore pour descendre à Saint-Vaast. Vous voudrez bien m’excuser. Je vais vous reconduire chez vous.

— Déjà ? Il n’est pas si tard, il me semble ?

— Plus qu’il ne convient à une future mère, proche de son terme. En outre, je ne veux pas faire veiller mes serviteurs. Venez-vous ?

Avec des gestes pleins de douceur, il l’aidait à quitter son fauteuil, disposait sur les épaules nues l’écharpe de satin blanc qui complétait la toilette, offrait son bras. À nouveau Lorna se méprit : l’effet de la drogue devait commencer à se faire sentir et sans doute Guillaume souhaitait-il que le silence et l’obscurité s’emparent au plus vite de la maison afin de pouvoir la rejoindre dans sa chambre.

— Je crois que vous avez raison, soupira-t-elle en s’appuyant légèrement contre lui. Nous serons mieux là-haut.

Naturellement, la phrase parut sibylline à Guillaume, mais il préféra ne pas chercher à en approfondir le sens. Lentement, lui et sa compagne traversèrent les salons déserts, le grand vestibule, encore éclairés par quelques candélabres, atteignirent l’escalier aux larges et douces marches sans s’apercevoir qu’ils étaient observés : tapis dans l’ombre de la grande ellipse de pierre, Arthur et Adam les regardaient passer avec un égal mécontentement. Ce fut seulement quand le couple eut atteint le palier et se fut éloigné dans la galerie que les deux garçons quittèrent leur cachette.

— Je n’aime pas ça ! émit Arthur. Pas du tout, même ! Cette robe blanche, cette parure ! On dirait qu’ils viennent de célébrer leur repas de noces !

— J’ai bien peur que ce ne soit quelque chose comme ça dans l’esprit de Lorna. Tu as entendu : elle voulait souper seule avec père pour se donner du courage en vue de la naissance. On peut être sûr d’une chose, c’est que le mariage ne tardera guère. C’est pour ça qu’elle s’est habillée comme une fiancée.

— Tu pourrais bien avoir raison. On dirait que père a enterré la hache de guerre. Tu as vu comme ils ont l’air de bien s’entendre ? C’est tout juste si Lorna ne posait pas la tête sur son épaule.

Depuis qu’il le connaissait, Adam le paisible avait appris à apprécier sans les redouter vraiment les colères de son frère. Cette fois, il s’y mêlait une douleur et une rage qui l’inquiétèrent :

— Puisqu’il ne peut pas faire autrement que l’épouser, le mieux est peut-être qu’ils réussissent à vivre à peu près convenablement ?

— En oubliant Elisabeth ? Tu trouves ça normal, toi, qu’elle aille s’enfermer dans un couvent ? Réfléchis un peu ! Elisabeth chez les nonnes ? Elisabeth dans le silence, le froid, la prière, le renoncement, la pénitence ? Et en vertu de quoi ? Pour laisser la place libre à l’élégante putain qu’est ma sœur ? Moi je ne veux pas de ça ! Moi, je refuse !

Adam haussa ses épaules dodues en remontant ses sourcils jusqu’à ce qu’ils rejoignent presque ses boucles couleur d’acajou.

— Et ça t’avance à quoi ? Que ça nous plaise ou non – et je te jure qu’à moi ça ne me plaît pas du tout ! –, il faut bien qu’on l’accepte, ce bébé qui va venir ! On n’a vraiment pas le choix !

— Tu te résignes bien facilement ! Je crois, moi, qu’on peut toujours faire quelque chose. Qu’est-ce que tu dirais d’un enlèvement ?

— Un quoi ? souffla Adam, abasourdi.

— Tu as très bien compris, fit Arthur avec sévérité. Et ne me regarde pas de cet œil horrifié ! J’ai dit enlèvement, pas assassinat ! Tu as de l’argent, je crois ? Il doit bien te rester quelque chose de ces pièces d’or dont tu voulais te servir pour fuir à la Martinique, l’automne dernier2. J’en ai aussi un peu. Père se montre très généreux avec moi, parce qu’il veut m’habituer à en connaître la valeur. Alors, voilà ce que j’ai pensé : dès que l’enfant sera né, je l’emporte chez une bonne nourrice qu’on paiera suffisamment pour qu’elle se taise.

— Une nourrice, une nourrice ! Comme tu y vas ! Ça ne se trouve pas comme ça !

— Comme j’y pense déjà depuis un moment, je sais où aller et l’enfant ne sera pas bien loin, et on pourra veiller dessus. Cela fait, on attendra de voir ce qui se passera ici.

— Je peux te le dire, moi, ce qui se passera : un drame affreux ! Ta sœur jettera feux et flammes ; elle criera si fort que tout le pays l’entendra et, ce qui est plus grave, elle accusera père de s’être débarassé d’un gamin gênant.

— Naturellement ! fit Arthur avec une satisfaction qui scandalisa son frère.

— Tu as prévu ça aussi ? Mais c’est horrible !

— Pas du tout ! Comme père n’y sera pour rien, il ne tolérera pas d’être accusé. Les relations recommenceront à s’envenimer entre eux. Telle que je connais Lorna, elle ne le supportera pas longtemps. Elle partira en claquant les portes.

Adam fit la moue et hocha la tête d’un air pessimiste.

— Tu ne peux pas la connaître sous ce rapport. Les femmes, c’est comme les femelles des animaux : quand elles deviennent mères, ça les change. Je ne dis pas que ton idée ne soit pas bonne, mais j’ai vraiment peur qu’on déchaîne une catastrophe.

Arthur ne répondit pas tout de suite, gardant un silence mécontent mais réfléchi.

— Possible ! admit-il au bout d’un moment, mais si ça tournait trop mal, on aurait toujours la ressource de le faire réapparaître, ce sacré mioche. L’important, vois-tu, c’est d’empêcher le mariage pour qu’Elisabeth puisse revenir.