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— Veuillez me pardonner, murmura-t-elle, mais je voudrais un instant d’entretien avec M. le docteur.

— Bien sûr, Kitty ! Entrez ! fit Guillaume. Pendant ce temps je vais réunir tous ceux de la maison. Vous nous rejoindrez dans le vestibule.

Il sortit en refermant derrière lui.

— Eh bien, miss ? dit Annebrun en désignant un siège à la femme de chambre. Qu’avez-vous à me dire ?

— Je voudrais que vous m’appreniez ce qu’il y a là-dedans, fit-elle en sortant un flacon de sa poche de tablier.

— Si j’en crois ce qui est écrit, c’est de la fleur d’oranger.

— Justement, ce n’en est pas.

Rapidement, elle raconta l’histoire de la fiole habillée d’argent, ses propres inquiétudes allant jusqu’au soupçon, comment elle en était venue à transvaser le contenu et, finalement, l’histoire de la soirée qui venait de s’écouler.

— J’ai eu peur, conclut-elle. Une peur affreuse que ce ne soit une liqueur dangereuse. Peut-être un poison…

— De toute façon, vous avez bien fait, dit le médecin en promenant son nez au-dessus du goulot. Je vous dirai ce qu’il en est mais j’ai une petite idée…

Une heure plus tard, la maison était retournée au silence. Lorna dormait profondément, veillée par Kitty que Béline relayerait au petit matin. Tous les autres avaient regagné leur chambre pour prendre quelques heures de sommeil, ce bon sommeil que donne le soulagement après des mois d’inquiétude et de contrainte. Les plus joyeux étaient Potentin, Clémence et les deux garçons, ceux-là surtout, délivrés des sombres projets d’enlèvement concoctés par Arthur. L’aube qui allait venir serait une aube de joie puisqu’elle laisserait présager le retour d’Elisabeth. Peut-être au printemps, quand seraient apaisées les grandes tempêtes de la mauvaise saison rendant difficile un voyage par mer ? Pour Arthur comme pour Adam, la suite des événements débarrassée de ce gros nuage en forme de bébé ne faisait aucun doute : Lorna une fois remise d’aplomb n’aurait plus de raisons de s’accrocher aux Treize Vents. Elle pourrait retourner en Angleterre, épouser son duc… et le bonheur reviendrait avec Elisabeth s’asseoir au foyer des Tremaine.

Cependant, deux des habitants de la maison ne se couchèrent pas, sachant bien qu’il leur serait impossible de trouver le repos à cause du tumulte de leurs sensations : Guillaume lui-même et Jeremiah Brent.

Le précepteur était sans doute le seul dans toute la maison à ne pas se réjouir. Profondément, désespérément amoureux de Lorna, il l’aimait assez pour souhaiter avant tout son bonheur, dût-il, ce bonheur, dépendre de Guillaume Tremaine. Durant ces semaines où elle croyait porter un enfant, où elle vivait en réprouvée murée dans ce qu’elle considérait comme son bon droit, il s’était efforcé d’adoucir l’humeur de ses élèves et surtout d’apporter à la jeune femme tout ce qu’elle pouvait accepter d’attentions, de tendres soins. Peu à peu, il s’était fait à l’idée de la voir devenir l’épouse de Guillaume, la maîtresse des Treize Vents et, faute de mieux, de se trouver lui-même chargé d’éduquer celui qui allait arriver et qui réclamerait toute son attention quand Arthur et Adam seraient trop grands et gagneraient une école parisienne afin d’y conquérir des grades. Cela représentait de nombreuses années à vivre dans ce coin du Cotentin, à l’ombre de celle qu’il adorait. Sans compter les autres bambins qu’une toute naturelle réconciliation ferait peut-être venir au monde.

En cette nuit d’octobre, tout ce château de rêves s’écroulait. Le foudroyant diagnostic du docteur Annebrun était tombé avec la brutalité d’une sentence : celle qui, un jour ou l’autre, chasserait Lorna des Treize Vents l’obligerait, lui Jeremiah, à un choix cruel : être à jamais séparé de son enchanteresse ou renoncer, pour la suivre, à un poste qui lui convenait à tous points de vue parce que, depuis son arrivée avec Arthur, il s’était senti chez lui dans cette maison chaleureuse où choses et gens correspondaient à ses goûts… Et, tout au long de cette nuit, le jeune Anglais pleura parce que d’une façon ou d’une autre, il lui faudrait déchirer un morceau de son cœur.

Bien différentes étaient les pensées de Guillaume. Debout bras croisés devant sa fenêtre ouverte au chambranle de laquelle il s’accotait, insoucieux des assauts de la pluie et du vent qui le flagellaient, il se laissait inonder avec une sorte de jubilation. Il lui semblait que l’eau du ciel lavait son âme de toutes ses rancœurs, de tous ses doutes, de toutes les pensées malsaines qu’elle exsudait depuis le départ de sa fille bien-aimée. Il ne haïssait plus Lorna ; il ne voyait plus en elle une ennemie particulièrement rouée, mais une victime. Plus que lui-même, elle s’était trouvée prise au piège de la nature puisqu’elle n’avait aucune raison de ne pas se croire enceinte. Aussi souhaitait-il à présent l’aider à franchir un cap dont il devinait qu’il serait aussi douloureux qu’humiliant et, avec la féroce naïveté de l’homme qui n’aime pas, il se proposait de l’entourer d’une attention quasi fraternelle, d’une affection familiale, sans imaginer un seul instant qu’une femme aussi orgueilleuse, aussi passionnée n’y verrait qu’une insultante pitié… Mais c’était tellement agréable de se dire qu’on allait pouvoir déposer les armes et – comble de délices pour ce bâtisseur-né ! – reconstruire enfin une famille tournée vers l’avenir.

Un coq qui lança son défi au jour quelque part vers l’ouest ramena sa pensée à celle à laquelle le devoir et l’honneur lui interdisaient de songer jusqu’à cette nuit de délivrance. Le coq était enroué, la nuit noire comme jus de seiche mais, derrière ce maelström de nuées fuligineuses, d’arbres suppliciés et de rafales furieuses, il croyait voir se lever une flamboyante et radieuse aurore, chatoyante comme la chevelure de Rose, éclairant un jeune printemps aussi vert que ses yeux… Rose ! Comme il allait être doux de la revoir sans qu’aucune arrière-pensée vînt mettre entre eux une barrière, de renouer les liens tranchés, d’essayer tout doucement, avec d’infinies précautions, de la reconquérir, car elle avait été bien près de devenir sienne ce Noël dernier où l’arrivée de Lorna avait tout bouleversé… Évidemment, il allait falloir attendre. Pierre Annebrun avait raison, mais espérer, rêver de nouveau était déjà tellement merveilleux !

À son retour de Paris, il ne l’avait pas vue. Pourtant, il était allé droit à Varanville, avant même de rentrer chez lui, afin d’apaiser au plus vite l’angoisse et les remords que Rose éprouvait depuis la fuite d’Elisabeth mais, à son grand désappointement, il n’avait trouvé au château que Marie et Félicien Gohel : la baronne, ses filles et même la vieille Mme de Chanteloup venaient de partir pour Coutances où les appelait un parent qui ne voulait pas mourir sans les avoir revues.

— Elles y resteront sans doute un peu de temps, dit alors Marie. Il y a si longtemps que Mme la baronne n’est allée là-bas ! C’est toujours agréable de revoir les amis d’autrefois…

Cette histoire d’amis d’autrefois n’enchantait guère Tremaine. Il se souvenait, en effet, d’avoir entendu jadis, au temps des fiançailles de Rose avec Félix de Varanville, Mme de Chanteloup plaindre sur le mode plaisant « ce pauvre baron de La Morinière » qui, à l’entendre, soupirait pour Mlle de Montendre depuis l’adolescence, bien que « toutes les demoiselles de Coutances fussent toquées de lui ». Payé pour connaître la puissance des amours d’enfance quand on les retrouve à l’âge adulte, Guillaume aurait donné cher pour savoir si ce La Morinière habitait toujours la ville épiscopale, s’il était marié, ou veuf, ou Dieu sait quoi. Mais, dans la situation qui était alors la sienne, il ne se reconnaissait pas le droit de poser des questions. À présent, il en ressentait la brûlure et, soudain, sa décision fut prise : au diable les conseils ! au diable la sagesse et les convenances ! Dans la matinée, il irait à Varanville sans rien dire à personne, bien sûr, mais il lui fallait voir Rose, l’entendre aussi pour tenter de deviner si ce séjour avait changé quelque chose dans son cœur. Après tout, il était important pour elle d’apprendre ce qu’il était advenu d’Elisabeth ! Comme lui-même, elle n’en serait pas plus rassurée, mais la grandeur de l’aventure courue par la jeune fille trouverait sans doute un écho dans ce cœur à la fois noble, fier et tendre.