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Avec le jour se leva un fort vent de galerne balayant les nuages de pluie, débarbouillant le ciel qui apparut clair, bleuté, tout ponctué par les feuilles jaunies voltigeant joyeusement au souffle de soudaines rafales. Guillaume adorait ce temps-là. Ce fut en sifflotant un petit air qu’il alla seller lui-même Sahib, l’enfourcha et partit d’un trot allègre en direction du Val de Saire. La promenade jusqu’à Varanville était charmante ; elle rafraîchit comme un bain de jouvence l’âme tourmentée de Tremaine qui eut soudain l’impression qu’une bonne dizaine d’années venaient de s’envoler de ses épaules. Et que c’était donc délicieux !

Quand le petit château apparut, familier et accueillant dans le cadre de verdure roussissante si bien accordé à ses pierres vénérables, il mit le grand cheval noir au galop pour franchir, comme il en avait toujours eu l’habitude, le saut-de-loup puis la haie touffue mêlant mûriers, coudriers et jeunes acacias derrière laquelle s’étendait une pelouse encore verte. C’était tellement plus amusant que de passer par la grille et la grande allée ! Sahib et lui-même adoraient cet exercice un rien périlleux. Et puis c’était leur façon à eux de s’annoncer et d’attirer au-dehors, soit les petites et leur gouvernante, soit Rose elle-même.

En le voyant reprendre l’habitude des temps joyeux, elle devinerait que quelque chose était arrivé, quelque chose d’heureux… Alors elle accourait !

Mais personne ne se montra, sinon, appuyé sur une canne et sa longue pipe au bec, le vieux Félicien Gohel, le régisseur des Varanville. Bien sûr, il vint au-devant du cavalier avec empressement.

— Ça fait plaisir, monsieur Guillaume, de vous voir arriver comme autrefois, on dirait que ça va mieux, chez vous ?

— Oui, Félicien, beaucoup mieux même si tout n’est pas parfait. Mais comment se fait-il que je ne voie personne ? Madame la baronne est rentrée, j’espère ?

— Eh non ! Nous avons eu, avant-hier, une lettre disant qu’elle prolongeait son séjour à Coutances afin de répondre à toutes les invitations qui lui arrivent. Mais venez donc jusqu’à la cuisine ! Marie ne me pardonnerait pas de vous recevoir comme ça, debout dans l’herbe.

Pour ne pas contrister ces braves gens – de vieux amis pour lui ! – Guillaume accepta mais le cœur n’y était pas. Sans Rose, le château, si agréable fût-il, ne représentait qu’une coquille vide. La seule envie qu’il éprouvât du fond de sa déception, fut de tourner bride et de repartir au grand galop pour l’une de ces grandes chevauchées qui étaient pour lui le meilleur moyen de se calmer quand il était en colère, mécontent ou simplement contrarié. Cette fois, il se sentait franchement malheureux, bien qu’il s’efforçât de se raisonner : Rose n’était pas là, c’était désolant, cependant elle allait bien revenir un jour… Hélas ! il y avait en lui une toute petite voix, perfide, cruelle, en train d’insinuer que les amis de Coutances prenaient tout à coup bien de l’importance, que peut-être le pluriel n’était pas de mise, qu’il pouvait s’agir d’un seul ami…

Tout en lui servant un bol de cidre chaud accompagné de roties, Marie Gohel remua le couteau dans la plaie en déclarant que c’était une bonne chose de voir « madame Rose prendre enfin un peu de bon temps ».

— Pensez-vous donc celui d’ici tellement désagréable ? ne put-il s’empêcher de remarquer. Jusqu’à présent votre maîtresse avait l’air de s’en accommoder.

— Elle ne pense qu’aux autres, la pauvre chère âme ! Et depuis la mort de M. Félix, il lui est venu plus de peine que de joie. Surtout l’hiver dernier, quand nous avons eu si peur pour notre Alexandre1. Bien sûr, elle aime sa maisonnée, et son domaine et nous tous, mais il y a des jours où je me demande si ça peut suffire toujours à une jeune dame.

— Plus si jeune ! coupa son mari avec un clin d’œil à Guillaume. Elle a trente cinq ans, Mme la baronne, si je compte bien !

— Non, tu ne comptes pas bien ! Trente-cinq ans ! D’abord, ce n’est pas beaucoup et, surtout, c’est sans importance quand il s’agit de Mme Rose. Elle sera toujours jeune, elle… et, en plus, il me semble qu’elle devient plus jolie chaque année.

— Bah ! Tu l’aimes comme si elle était ta fille, ma vieille Marie. Tu as les yeux de l’amour.

— Ce sont peut-être les plus clairvoyants, fit Guillaume, songeur. Et c’est vous qui avez raison, Marie. Chaque fois que je revois Mme de Varanville, je la trouve plus belle. Elle irradie.

— C’est d’accord, déclara Félicien en se levant pour aller taper sa pipe contre le manteau de la cheminée. Seulement moi, je préfère qu’elle… ir… comme vous dites, chez nous et pas à la ville. Ça te ferait tellement plaisir, Marie, si elle nous revenait avec un soupirant, un de ces beaux messieurs, qui ne nous serait rien ? Déjà y a M. François, votre ami de chez les sauvages, monsieur Guillaume, qu’est tout assoté d’elle au point qu’on a cru un moment qu’il retournerait jamais dans son pays. Alors moi, je dis que ces longues visites, ces fêtes, ces réjouissances citadines, ça ne lui vaut rien.

— Si c’est permis, gronda Marie, d’arriver à cet âge pour dire de si grosses bêtises ! C’est pas parce que madame Rose se distrait un peu qu’elle va se remarier ! C’est une chose qu’elle est incapable de faire, à moins que…

Elle s’arrêta brusquement, devint très rouge et, pour échapper au regard des deux hommes, se mit à débarrasser la table, mais ni son époux ni Guillaume ne songeaient à lui demander de finir sa phrase. Felicien étouffa un sourire sous sa moustache, tandis que le visiteur se levait pour prendre congé. Il se sentait un peu réconforté. Il y a comme cela des mots qu’on ne dit pas et qui font plus de bien qu’un long discours. Ou il était complètement idiot, ou bien ce que Marie avait failli dire c’était que seul Guillaume Tremaine possédait le pouvoir de faire renoncer la veuve de son meilleur ami à la solitude ; mais c’était seulement l’avis de Marie Gohel. Rose le partageait-elle toujours, ou bien ce La Morinière était-il capable de l’amener à changer d’avis ?

À force d’essayer de trouver d’impossibles réponses à ses questions, Guillaume jugea utile de ne pas rentrer directement aux Treize Vents. Un souci étant encore le meilleur moyen d’en chasser un autre, il choisit un grand détour par les hauts de Morsalines afin de voir où en étaient les travaux de la maison du Galérien. Il y avait une dizaine de jours à présent que les ouvriers y étaient entrés. Non sans quelque répugnance, d’ailleurs : depuis l’affaire des demoiselles Mauger – vraie et fausse ! – et de la fin tragique de la « bande à Mariage », la bâtisse jouissait d’une assez mauvaise réputation. Il est vrai que, depuis plus de quarante ans, le sort tragique de ses habitants successifs ne plaidait guère en sa faveur : Albin Périgaud d’abord, l’amoureux de la jeune Mathilde Hamel qui serait un jour la mère de Guillaume, condamné aux galères pour un crime dont il était innocent, le solitaire qui, pour abattre le véritable assassin, avait choisi de s’enliser avec lui dans les sables mouvants. C’était lui qui sans le vouloir avait baptisé la maison. Ensuite Agnès de Nerville avant que Guillaume ne l’épouse et au temps où elle faisait abattre le château paternel. Puis ce fut Gabriel, le dernier serviteur de Nerville à qui Agnès et son époux proposèrent d’habiter là. Gabriel, passionnément, douloureusement épris de la jeune femme au point de la suivre sur l’échafaud révolutionnaire. Enfin Adèle Hamel, cousine de Guillaume, cachée sous l’identité d’Eulalie Mauger, traînant après elle ses voiles noirs dégoûtants du sang de ses victimes.