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Non, il n’avait pas été facile d’obtenir que la vieille maison soit remise en état ! Il fallut de l’obstination, des palabres, quelques pièces d’or et même l’eau bénite que le curé de Morsalines fut bien obligé de venir distribuer sur les murs extérieurs et intérieurs afin de ne pas contrarier un homme à la générosité duquel il savait pouvoir faire appel en cas de nécessité. Depuis, tout allait plutôt rondement, les hommes étant habités par une hâte égale de toucher un bon salaire et de vider les lieux. Le toit avait été revu, on refaisait huisseries et boiseries assez malmenées par les perquisitions, en attendant la peinture. On allait aussi changer les tentures, remettre des meubles, enfin rendre habitable le vieux logis.

Quand il y arriva, Guillaume trouva Barbanchon, le maître charpentier de Saint-Vaast, qui soufflait un peu en mangeant un quignon de pain et un morceau de jambon arrosés d’un cidre qu’il offrit obligeamment de partager.

— Même si je le voulais, je ne pourrais pas avaler une noisette, refusa Tremaine. Je viens de Varanville où Marie Gohel m’a bourré.

— Pas facile de lui dire non, à celle-là, rit Barbanchon. Et puis si vous rentrez chez vous sans avoir une p’tite faim, c’est la Clémence qui s’fâchera !

— C’est on ne peut plus vrai ! Dites-moi, on dirait que ça avance bien, le travail ? fit Guillaume, écoutant la symphonie pour rabots, scies et haches qui emplissait l’espace.

— Faut dire que vous faites c’qu’il faut pour ça, m’sieur Guillaume. Du travail aussi bien payé, ça n’se trouve pas si aisément… mais, vu qu’on s’connaît depuis longtemps, est-ce que vous m’permettez une question ?

— Si je pariais sur votre question, je serais sûr de gagner : vous voulez savoir pourquoi je me donne tant de mal pour une vieille bâtisse aussi mal famée ?

— C’est ça tout juste ! Ça brûle la langue de tout l’monde icitte, mais personne ose vous d’mander.

— On a bien tort ! Voyez-vous, maître Barbanchon, j’ai toujours aimé cette maison. Ma défunte épouse l’aimait aussi et mes enfants pensent comme nous deux. C’est la raison pour laquelle elle appartient maintenant à ma fille. Ce que je voudrais, c’est que l’on oublie au plus vite le triste épisode Mauger. En revanche, je voudrais qu’on se souvienne des anciens habitants : ils y vivaient avec honneur et dans le respect de tous.

— Vous voulez parler des Périgaud, les anciens régisseurs de Nerville ? Vous avez raison : c’étaient des gens de bien !

— Heureux de vous l’entendre dire ! Je n’ai connu qu’Albin, la dernière des victimes des châtelains et encore, pas bien longtemps, mais, outre le fait qu’il m’a peut-être sauvé la vie en entraînant le comte dans la mort, il était cher au cœur de Mathilde, ma sainte femme de mère. Alors, je répare ! À présent, quand on vous en parlera, vous pourrez répondre.

— Oh ! j’avais bien pensé quéqu’chose comme ça, mais tout d’même ! Vous faites bien plus qu’il n’y avait avant alors, si j’peux vous donner l’fond de ma pensée… qu’est d’ailleurs pas ma pensée à moi tout seul.

— Qu’est-ce que vous voulez dire par là ?

— Oh ! c’est pas compliqué ! On en causait l’autre dimanche après la messe, moi et Louis Quentin, en mangeant des crêpes à l’auberge avec Jean Calas. On était juste tous les trois et c’est pour ça qu’on a un peu échangé nos façons d’penser…

— Et alors ? émit Tremaine, qui commençait à se sentir intrigué.

— Voilà ! On est vos amis et vous l’s’avez depuis longtemps. Tous ces temps derniers les langues ont marché dru rapport à vot’nièce l’Anglaise qui habite chez vous… et aussi à votre Elisabeth. On dit qu’si elle est partie, c’est à cause de la belle dame qu’elle peut pas voir.

— Il y a du vrai ! admit Guillaume, qui se doutait bien que les événements des Treize Vents avaient dû transpirer peu ou prou en dépit des précautions prises. Vous savez tous qu’Elisabeth a du caractère. Elle ne voulait plus vivre avec miss Tremayne et comme, avec la guerre, c’est un peu difficile de renvoyer celle-ci en Angleterre, j’ai bien été obligé de laisser ma fille aller attendre des jours meilleurs dans un couvent.

Un large sourire, un rien triomphant, illumina le visage chevalin du maître charpentier :

— Et comme vous n’supportez pas qu’elle reste loin d’vous, vous lui avez donné la maison du Galérien et vous la bichonnez pour qu’elle s’y installe quand elle voudra avec du monde des Treize Vents, bien sûr… ou peut-être Mlle Anne-Marie ! C’est pas ça ?

Tremaine saisit la perche si naïvement tendue avec empressement.

— Si. C’est ça ! Mais gardez-le pour vous trois !

— Marchez, m’sieur Guillaume ! Vous avez eu raison d’me faire confiance ! À nous trois, on saura bien boucler le bec aux commères si l’occasion s’en présentait ! Quant à moi, j’vais vous fignoler c’te bâtisse qu’elle s’ra aussi belle qu’un vrai manoir. Digne d’une duchesse de Normandie qu’elle s’ra, la maison du Galérien !

Le mot frappa Tremaine qui, troublé, hâta son départ. Les gens de ce pays l’étonneraient toujours avec leur sens de la dignité, des convenances, leur générosité naturelle et aussi cette étrange façon qu’ils avaient d’énoncer des comparaisons pharamineuses sans imaginer un seul instant qu’il pouvait s’agir d’une vérité. Duchesse de Normandie ! Dire que son mariage donnait à Elisabeth droit à ce titre prestigieux ! Pas une seconde jusqu’à présent, il ne s’en était rendu compte et, pourtant, c’était la réalité ! Dans les échos de sa mémoire, il entendit soudain, portée par le vent qui forcissait après une accalmie, la voix du prince dans les jardins de l’hôtel Matignon :

— Quatre témoins peuvent attester que moi, Louis-Charles de France, duc de Normandie… j’ai épousé Elisabeth-Mathilde Tremaine devant Dieu et devant les hommes.

Un moment, Guillaume se sentit tellement étourdi qu’il ralentit la course de Sahib, le mit au pas et flatta de la main l’encolure soyeuse. Son regard songeur alla chercher, par-dessus l’anse du Cul-de-Loup l’église de Saint-Vaast et le vieux cimetière où reposaient ses ancêtres maternels. Il y avait là son grand-père, Mathieu Hamel, qu’il n’avait jamais connu sinon par les récits de sa mère. Que pouvait-il penser, là où il vivait son éternité, le vieux saulnier, en voyant que son sang d’honnête homme droit et courageux, fidèle à Dieu et au roi, venait de s’unir à celui de ce même roi ? Les titres conférés par une alliance aussi inattendue avaient de quoi donner le vertige même depuis le Paradis. Mais sans doute pensait-il, comme Guillaume lui-même, que le plus important, ce n’était ni le titre de roi ni celui de Dauphin, mais celui de duc de Normandie, sans rival pour ceux de l’antique solage, celui qu’avaient porté, bons premiers, les ancêtres vikings, les Rollon, les Robert, jusqu’à ce Guillaume qu’on appelait le Bâtard mais sous l’étrier duquel s’était courbée l’Angleterre, vaincue au point de ne jamais se reprendre.

Il s’agissait évidemment d’une certitude purement morale. Officiellement, le jeune Louis-Charles était mort. Sa reconnaissance par un peuple entier risquait de présenter quelques difficultés mais, au fond, Guillaume ne souhaitait pas, pour le bonheur de sa fille, que le trône vînt se mettre en tiers dans le couple. Mieux vaudrait que celui-ci vive caché dans un coin tranquille, sous un nom moins ronflant. Bonaparte n’avait pas fini de faire parler de lui ; la France l’adorait et, pour le prétendant, l’obscurité confortable d’un quelconque château campagnard serait bien préférable, surtout s’il venait des enfants. Pour sa part, Guillaume était tout prêt à rechercher l’endroit idéal, à le payer de ses propres deniers, la maison du Galérien ne constituant qu’un pis-aller, une halte sur le chemin tellement aléatoire que suivaient ces deux innocents. En fait, c’était au jeune homme qu’il destinait le vieux logis rénové pour qu’il y trouve un abri en cas de besoin, sans que Guillaume manque à la parole donnée au Premier Consul. Quant à Elisabeth elle-même, elle pourrait peut-être – grâce à Dieu ! – retrouver bientôt le foyer paternel.