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En rentrant aux Treize Vents, Guillaume vit Pierre Annebrun au chevet de Lorna. À demi-consciente, celle-ci prenait docilement le léger repas que Kitty lui faisait absorber sous la surveillance du médecin. La jeune femme semblait détendue, presque souriante, se plaignant seulement qu’on tînt à la nourrir alors qu’elle avait tellement sommeil.

— Il le faut si vous voulez recouvrer votre belle santé, répondait le médecin. Quand vous aurez fini nous vous laisserons dormir… jusqu’à ce soir, tout au moins !

— Tu penses la maintenir dans le sommeil encore longtemps ? s’inquiéta Guillaume, tandis qu’ils redescendaient ensemble au rez-de-chaussée.

— Une dizaine de jours environ, afin que ses nerfs surchauffés s’apaisent et se reposent entièrement. Je ne sais pas si tu as remarqué, mais son ventre est déjà moins enflé.

— En effet. Cependant, est-ce que ce sommeil artificiel ne présente pas de danger à la longue ?

— À la longue sans doute, mais je n’ai pas l’intention d’aller trop loin. D’ailleurs, je ne lui donne que des doses assez légères : tout juste ce qu’il faut pour la maintenir dans un état agréable, je l’espère, de repos, de détente, entre les périodes où elle dort profondément. À présent, j’ai quelque chose à te montrer. Allons chez toi, si tu le veux bien.

Ce « chez toi » indiquait la bibliothèque où Guillaume se tenait la majeure partie du temps, quand il était à la maison. Celui-ci tira sa montre.

— On va bientôt passer à table : tu dînes avec nous ?

— Volontiers, mais je veux tout de même parler un instant avec toi. Ce que j’ai à te dire n’est pas fait pour les oreilles des garçons ni de ce cher M. Brent.

Le ton un peu sec des derniers mots fit dresser l’oreille de Tremaine.

— Tiens ! On dirait que notre précepteur ne te convient plus. C’est l’Écossais qui se réveille en toi face à l’Anglais ?

— Pas du tout. Je l’ai toujours trouvé plutôt sympathique, seulement je me demande s’il est toujours à ton service.

— On ne peut guère l’assimiler à un serviteur.

— Disons, s’il est toujours de ton côté. Selon moi… et quelques autres, il est devenu le dévotieux esclave de miss Tremayne.

— Il l’a toujours été, je crois. Déjà, à Astwell Park, lorsqu’il est devenu le précepteur d’Arthur, il était follement amoureux d’elle. Je crois même que s’il a demandé à suivre son élève, c’était autant pour échapper à l’enchantement que par affection pour la garçon. Il ne pouvait pas deviner qu’elle viendrait s’incruster ici.

— Ni que tu coucherais avec elle ! fit le médecin avec une brutalité calculée. Est-ce que tu te rends compte qu’il doit à présent te détester ?

— Tant qu’il reste correct et qu’il fait bien son travail, c’est sans importance. S’il veut suivre Lorna lorsqu’elle partira, je le regretterai en tant que pédagogue, mais je ne le retiendrai pas. C’est ça que tu voulais me dire ?

— Non, mais c’est assez voisin. Guillaume, cette fameuse nuit des Hauvenières, cause de tout le mal, te souviens-tu de ce que tu as ressenti avant de rejoindre miss Tremayne ? Il n’est pas question de tes sentiments : c’est le médecin qui parle. As-tu, à certain moment, éprouvé une violente, une irrésistible envie de faire l’amour ?

Guillaume n’eut pas besoin d’un grand effort de mémoire pour se souvenir : une nuit comme celle-là laisse toujours des traces. Il revit le souper à deux devant le feu dans la gentilhommière battue par la tempête, la beauté chaleureuse de Lorna dans la lumière des chandelles, leur séparation quand elle s’était sentie lasse. Elle était allée se coucher tandis qu’il restait en bas à se chauffer. Il se sentait nerveux, mais ce fut pis encore lorsque monta en lui une bouffée de désir. Un désir qu’il tenta d’apaiser en se précipitant dehors, sous les rafales de pluie qui le trempèrent en un instant. Et puis le cri de Lorna sortant sans doute d’un cauchemar qui l’avait jeté dans sa chambre où elle tremblait dans son lit, à demi nue. Et ce qui suivit.

Avec un ami comme Pierre il était possible de tout dire, aussi ne cacha-t-il rien. Assez surpris, d’ailleurs, de voir que ledit ami l’écoutait avec un sourire goguenard.

— Je ne vois pas ce qu’il y a de drôle dans mon histoire, grogna-t-il. J’ai eu beaucoup de mal à rompre cette espèce d’envoûtement. Même sur la route, lorsque je suis rentré, j’ai dû lutter contre une terrible envie de la rejoindre.

— Tu as su résister, et c’est ça l’important. Tu n’as pas eu trop de mal à garder la sagesse ?

— Non. La… l’effervescence s’est calmée à mesure que je m’éloignais, laissant la place à la honte, au remords. Je me dégoûtais d’être tombé dans un piège dont pourtant je mesurais la puissance. Tu ne peux imaginer ce qu’est la beauté de cette femme dans l’amour ! Oh ! je ne cherche pas d’excuses. J’ai seulement compris qu’un homme n’est pas grand-chose en face d’une sirène.

— Que s’est-il passé quand tu es allé la rechercher ?

— Rien… sinon une scène un peu désagréable. Je suis allé coucher à l’auberge de Port-Bail et le lendemain nous sommes rentrés avec, au bout du chemin, l’horrible aventure qui nous attendait.

— Tu as donc très bien résisté à… la sirène ?

— Oui. Et sans peine : je pensais à Rose.

— Et tu y penses toujours. Pourtant, laisse-moi te dire ceci : sans l’intervention d’une brave femme, tu serais retombé dans le même piège hier soir au cours de ce petit souper que l’on t’a demandé comme une dernière faveur.

— Moi ? Avec une femme près d’accoucher ? s’indigna Guillaume.

— Tu ne t’en serais même pas soucié. Tu sais ce que c’est que ça ?

De sa poche, Annebrun tira le flacon remis par Kitty.

— De l’eau de fleur d’oranger, dit Guillaume, se fiant à l’étiquette.

— Il y en a eu, mais ce qui est là-dedans est infiniment moins innocent. Je n’ai pas encore réussi l’analyse complète, mais je peux t’assurer en tous cas qu’il contient une jolie dose de cantharide. De quoi transformer un bedeau en satyre. J’ajoute qu’en trop forte quantité, c’est très dangereux. La belle Lorna s’était juré de t’avoir : elle t’a eu grâce à ceci !

— Ce n’est pas vrai ! Ce n’est pas possible ! Une femme aussi belle… la fille de Marie, avoir recours à de tels procédés ?

— Tu oublies qu’elle a eu aussi un père.

— Mon Dieu ! Mais toi, comment t’es-tu procuré ce… cette chose ? Qui est ta « brave femme » ?

— Kitty, bien sûr.

Et Annebrun raconta comment, dans une poche secrète du manteau de sa maîtresse, de retour des Hauvenières, la camériste avait découvert un petit flacon d’argent timbré aux armes du prince de Galles et ce qui s’en était suivi : comment, craignant le pire – aussi bien pour Lorna d’ailleurs ! –, elle avait opéré la substitution, puis fini par n’y plus penser jusqu’à ce que, la veille, elle ait vu miss Tremayne reprendre le mystérieux flacon tandis qu’elle l’aidait à se préparer pour le souper.