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— Quand elle l’a mise au lit, après le repas, elle avait ordre d’aller te chercher quand elle l’entendrait gémir. Toi et personne d’autre. En fait, la scène des Hauvenières aurait dû se reproduire…

— C’est insensé ! Les circonstances n’étaient plus du tout les mêmes ! j’aurais pu la blesser gravement, léser l’enfant…

— Difficile de savoir ce qui a pu se passer dans cette tête ! Peut-être s’était elle rendu compte d’une certaine anomalie durant sa pseudo-grossesse, et tu exigeais un enfant viable ! Si elle t’avait amené où elle voulait, il était possible de t’accuser au cas où l’accouchement donnerait un résultat décevant. Et surtout, surtout, elle affirmait sa puissance sur toi. Tu te serais probablement réveillé dans son lit, peut-être pas au vu mais certainement au su de toute ta maisonnée. Tu n’avais plus qu’à épouser sur-le-champ à moins de passer pour le pire tartuffe. Seulement, rien ne s’est passé comme elle l’espérait : tu n’as bu qu’un peu d’eau avec une goutte de laudanum et si le gémissement discret destiné à appeler Kitty s’est bien fait entendre, il s’est changé presque aussitôt en hurlement de terreur… pas du tout prévu au programme de ta nièce. Quelqu’un est intervenu pendant qu’elle t’attendait.

— Quelqu’un ?

— Allons, Guillaume, tu dois bien te douter de qui il s’agit ? fit Annebrun soudain mélancolique. Souviens-toi de la nuit de l’incendie, de la raison pour laquelle Arthur voulait la passer dans la chambre de sa sœur, ce qui lui a permis de sauver la maison ! Il y a ici une âme inquiète incapable de trouver le repos tant que l’intruse, la fille de l’autre, habitera la demeure qu’elle aimait tant et cherchera à se l’approprier.

— Agnès ? Tu crois…

— Oui. Et toi aussi tu y crois.

— Le moyen de faire autrement !

Il se souvenait, en effet, des récits de Potentin, de Clémence, au lendemain du drame et de la mise en garde d’Anne-Marie Le Houssois. Celle-ci ne plaisantait pas lorsqu’elle avait dit : « L’esprit d’Agnès morte sans repentir et de mort violente s’attache à ces murs… Elle haïssait trop Marie pour que sa haine ne s’attache pas aussi à cette Lorna… »

— Je vais demander à l’abbé Gonin de dire des messes pour le repos de son âme, soupira-t-il enfin.

— Ça ne peut pas faire de mal, mais je croirais plus volontiers que tout rentrera dans l’ordre quand l’indésirable sera partie…

— Je m’en occuperai dès qu’elle aura recouvré ses forces. Pas question, évidemment, de l’expédier outre-Manche en plein hiver et en pleine guerre, mais je compte l’installer à Paris, au moins pour quelque temps. Elle y retrouvera des amis, une vie mondaine agréable. En outre, M. de Talleyrand est tout disposé à s’occuper d’elle. Comme il a l’oreille de Bonaparte, il aura certainement un moyen de faciliter un retour vers le fiancé ducal !

On frappa à la porte et, presque aussitôt, la tête d’Arthur se glissa dans l’entrebâillement :

— Mme Bellec vous prévient que si vous aimez le rôti brûlé, elle se refuse à en servir. Alors, par pitié, venez à table !

— Elle a raison, sourit Guillaume. Ne la faisons pas attendre plus longtemps !

Posant une main affectueuse sur l’épaule de son fils, il se dirigea avec lui vers la salle à manger, tandis que le médecin se rappelait soudain qu’il devait se laver les mains. Arthur en profita pour poser la question qui lui brûlait la langue depuis le matin :

— Père… irez-vous bientôt chercher Elisabeth ?

Il y avait une attente, une angoisse dans ces simples mots. Guillaume les ressentit avec un certain attendrissement.

— On dirait que tu n’hésites guère entre tes deux sœurs ?

— Non. Parce que Lorna installée ici tandis qu’Elisabeth s’en était allée, nous subissons une injustice ; le monde à l’envers, quoi ! Lorna est une femme ; elle a sa vie toute tracée en Angleterre. Notre Elisabeth n’est qu’une toute jeune fille et elle n’a que cette maison…

— Je sais. Il faut cependant accorder à Lorna un peu de temps pour se remettre. En outre, il y a la guerre.

Brusquement, l’adolescent fit un écart comme un poulain rétif, échappant ainsi à la main paternelle soudain privée d’appui.

— Répondez-moi, père ! Vous avez vraiment envie qu’elle s’en aille ?

— En voilà une question ! Tu le sais très bien. Pourquoi aurais-je changé d’avis ?

— Je vous demande une réponse et j’ai eu trois questions. Vous ne seriez pas le premier à vous laisser… entortiller par ma sœur. Je vous ai vus quand vous remontiez avec elle après votre souper… intime. Vous n’aviez pas l’air de la trouver désagréable, loin s’en faut !

Guillaume fronça les sourcils : le sous-entendu d’Arthur lui déplaisait souverainement.

— Prends garde, Arthur ! Tu te montres insolent et tu sais que je ne le tolère pas.

— Je n’ai pas l’intention de vous manquer de respect. J’attends seulement que vous m’appreniez quand vous irez chercher Elisabeth.

— Comment veux-tu que je le sache ? Nous devons au moins attendre que ta sœur soit rétablie. J’ai des projets pour son départ. Quant à Elisabeth, tu devrais savoir qu’elle ne se laisse pas manœuvrer aisément. Elle voudra l’assurance que Lorna a quitté définitivement les Treize Vents.

— Il faut au moins lui écrire, lui apprendre ce qui vient de se passer. Donnez-moi l’adresse de son couvent ! Il y a des jours, déjà, que j’ai envie de vous la demander. Moi, je vais lui écrire… Soyez tranquille, je saurai trouver les mots ! Au moins lui dire qu’elle reprendra bientôt sa place, que nous l’attendons, qu’elle nous manque.

Tremaine considéra un instant l’étroit visage où l’homme en train de naître s’affirmait de plus en plus : un peu de rouge marquait les pommettes et les yeux flambaient.

— Non, Arthur ! dit-il avec une ferme douceur, je ne te donnerai pas cette adresse et tu dois le comprendre : c’est à cause de moi qu’elle est partie, c’est donc à moi de la ramener, et je ne veux pas d’intermédiaires entre nous.

— Je ne suis pas un intermédiaire : je suis son frère !

— Nous le savons tous les deux ! Allons, viens ! Nous en reparlerons. Pour l’instant, il me semble que les grondements de Clémence font déjà trembler la maison.

En réalité, on n’en reparla pas. Durant les jours qui suivirent la maison plongea dans un silence inhabituel. Le sommeil, d’où Lorna ne sortait guère, pesait sur l’atmosphère, donnant aux Treize Vents un air de château pour Belle au bois dormant. Chacun s’efforçait de faire le moins de bruit possible. Les garçons partageaient leurs journées entre les études avec Mr. Brent et des activités extérieures. Adam, toujours aussi attaché à ses « recherches scientifiques », rejoignait volontiers son ami Julien de Rondelaire et le savant abbé Landier, précepteur de celui-ci, pour plonger avec délices dans l’archéologie de la région, dada favori du digne ecclésiastique. Le mauvais temps n’était guère favorable aux fouilles destinées à déterrer d’antiques sépultures, mais on avait beaucoup à classer, ranger, étiqueter ce que l’on avait trouvé pendant l’été, et surtout à en parler. Cela donnait lieu à des palabres sans fin qui assommaient Arthur : après avoir accompagné son frère une ou deux fois pour lui faire plaisir, il abandonna, préférant de beaucoup les longues galopades le long de la côte ou encore embarquer sur le lougre des Calas pour la pêche en mer. Mais chaque fois qu’il descendait à Saint-Vaast, il rendait une petite visite à Mlle Le Houssois à laquelle il s’était attaché depuis qu’elle l’avait soigné avec tant d’attention. Elle était devenue pour lui une grand-mère, un don du Ciel inappréciable pour ce garçon rejeté avec une espèce de dégoût par celle que la nature lui avait donné. Il aimait bien s’installer sur la pierre de son âtre pour bavarder avec elle en mangeant des châtaignes rôties ou des crêpes accompagnées de cidre chaud.