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— Ni l’un ni l’autre. Vous n’avez pas accouché, pour la bonne raison que vous n’étiez pas réellement enceinte. Je sais que c’est difficile à admettre puisque vous présentiez certains symptômes, mais vous avez fait ce que l’on appelle une grossesse nerveuse. Est-ce que vous comprenez ce que je vous dis ? ajouta-t-il en constatant qu’elle semblait tout à coup changée en statue de Méduse. Les yeux fixes, la bouche béante, elle respirait à petits coups de plus en plus rapides et, soudain, ce fut l’explosion : les griffes en avant, Lorna jaillit littéralement de son lit et se jeta à la gorge d’Annebrun.

— Pas enceinte ! hurlait-elle au paroxysme de la fureur. Vous voulez dire que vous avez profité de mon inconscience pour m’enlever cet enfant dont personne ne voulait ici ! Assassin ! Bandit !

Kitty se précipita pour refermer la fenêtre qu’elle avait entrouverte afin de renouveler l’air de la chambre. Les imprécations de Lorna devaient s’entendre jusqu’au hameau. Ensuite, elle revint prêter main-forte au médecin ainsi agressé, bien qu’il fût de taille à se défendre seul. Il maîtrisait en effet la jeune femme en furie qu’il maintenait clouée à ses oreillers.

— Allez chercher Béline, Lisette… du monde enfin ! ordonna-t-il. Il va falloir la faire tenir tranquille et ça ne va pas être facile. Où est M. Tremaine ?

— Aux écuries, je crois. Je ne l’en ai pas vu ressortir, répondit Kitty. Voulez-vous que j’aille le chercher ?

— Non. J’irai moi-même. Nous avons là… Tenez-vous en repos, miss !… un incident que nous devons examiner ensemble. Faites ce que je vous ai dit !

La camériste n’eut pas à aller bien loin. Lisette, Potentin et Valentin accouraient, attirés par le vacarme. Avec leur aide Annebrun put lâcher Lorna, qui continuait à l’insulter, et se mettre en quête de son ami.

Aux écuries, cependant, Guillaume se trouvait confronté à un petit problème posé par Nicolas, le premier valet : Arthur était venu, environ une heure plus tôt, demander un cheval en annonçant bien haut son intention de se rendre à Varanville.

— C’est pas qu’y ait là-d’dans quéqu’chose d’estraordinaire, expliquait l’homme, mais c’que j’comprends pas, c’est qu’il ait pas pris Selim !

Cadeau de Guillaume, Selim, un bel alezan doré, était le précieux trésor d’Arthur. Il adorait cette jolie bête nerveuse avec laquelle il s’entendait à merveille.

— Même, ajouta Nicolas, que Selim il est pas content du tout ! Il a fait du boucan pendant au moins un quart d’heure.

— Il a pris lequel, alors ?

— Rollon !

— Rollon ? En voilà une idée ! L’un de nos animaux les plus endurants pour faire deux lieues en tout ? Qu’a-t-il donné comme explication ?

— Pas grand-chose ! Il a simplement dit qu’il avait dans l’idée que Rollon avait besoin de se dégourdir les jambes.

L’arrivée soucieuse du docteur Annebrun coupa court à ce dialogue sans issue en apportant à Guillaume un tracas beaucoup plus sérieux qu’une lubie de son fils. Mis au courant de la scène que le médecin venait d’essuyer chez Lorna, il commença par s’offrir l’exutoire d’une verte colère, bourrant de coups de pied le mur de l’écurie et jurant comme un Templier. Pierre jugea plus prudent de laisser passer cet orage inattendu. Il se contenta de faire signe à Nicolas de vider les lieux, les vociférations de Guillaume accolées au nom d’une femme n’étant certainement pas pour ses oreilles.

— Je vais la tuer ! hurlait Tremaine. Si c’est le seul moyen de m’en débarrasser, je l’étranglerai.

— Et tu iras finir tes jours en prison, si toutefois tu échappes à l’exécution capitale, fit tranquillement le médecin. Si tu veux bien te calmer, nous pourrions essayer de parler sérieusement.

— Et de quoi, mon Dieu ? Si tu veux mon avis, elle sait très bien qu’elle n’a pas accouché, mais elle a décidé de s’incruster ici par tous les moyens possibles !

— Détrompe-toi ! je la crois sincère. Une femme atteinte d’une grossesse nerveuse est persuadée qu’elle va avoir un enfant et tu sais à quel point celle-ci se méfiait de nous. Elle croit dur comme fer être victime d’un complot.

— Elle a tout de même confiance en Kitty ? Est-ce que celle-ci ne lui a rien dit ?

— Si… mais ça n’a servi à rien. Selon miss Tremayne, Kitty l’a trahie en rejoignant la conspiration générale. Je ne vois pas comment nous pourrions la convaincre. À moins que tu n’y réussisses ?

— Ça m’étonnerait beaucoup…

— Ressaisis-toi d’abord ! Et surtout, évite de l’étrangler.

Mais les craintes du médecin étaient vaines : Lorna refusa de recevoir Guillaume, et celui-ci jugea plus prudent de ne pas forcer sa décision pour le moment. Il devinait qu’un nouveau combat s’annonçait et que celui-ci serait long.

Pendant ce temps, après avoir repris dans un massif le sac de voyage qu’il y avait caché avant de se rendre aux écuries, Arthur galopait en direction du sud. Vingt lieues environ séparaient les Treize Vents de Bayeux. Pas une affaire pour un cavalier aussi bien entraîné que lui ! Il y serait le lendemain soir.

1- Voir tome III : l’Intrus.

Chapitre VIII

Les rues de Bayeux

Comme beaucoup de villes normandes, Bayeux possédait son auberge du Lion d’or – armoiries obligent ! –, la plus belle et la mieux achalandée de l’endroit. Elle se trouvait dans la rue Saint-Jean qui, avec Saint-Patrice, Saint-Malo et Saint-Martin, composait l’artère principale. Proche de la cathédrale, elle bénéficiait de la clientèle aisée de la région ; gros fermiers, notables et voyageurs de quelque importance venaient volontiers s’y régaler d’andouilles, d’andouillettes et de tripes cuites comme il convenait, au vin blanc et à l’eau-de-vie, en jouant aux cartes ou aux dames dans l’atmosphère enfumée des deux grandes salles aux poutres noircies.

C’était en réalité le seul endroit un peu gai d’une ville qui, vouée en majorité au monde ecclésiastique avant la Révolution, retrouvait rapidement sa paix ouatée d’autrefois que ne troublait guère le pas mesuré des hommes en soutane, dont la plupart assuraient le service de la superbe cathédrale Notre-Dame, l’un des types les plus achevés du grand gothique normand. Quelques couvents étaient revenus à la vie ainsi que de vieux hôtels où l’aristocratie locale apprenait à revivre, bercée par les sonneries de cloches qui découpaient le temps, comme au moyen âge.

Victor Guimard, pour sa part, voyait dans le Lion d’Or une sorte de bénédiction. Il représentait un havre chaleureux dans l’existence austère qu’il s’imposait depuis plus de deux mois, depuis qu’il s’était donné pour tâche de veiller sur Elisabeth. Par amour beaucoup plus que par devoir, d’ailleurs ! Mettre la main au collet du prince n’était pas ce qu’il souhaitait le plus, même s’il avait obtenu de Fouché d’être investi de cette mission – ô combien délicate ! – sur cette terre normande dont il portait le titre et où la fidélité à l’Ancien Régime demeurait profonde. Bien au contraire ! Il savait que la « duchesse », comme il l’appelait dans ses moments de mauvaise humeur, le haïrait à jamais si elle devait le voir procéder à l’arrestation de son époux. Ce qu’il espérait réussir quand Louis-Charles ferait enfin son apparition à Bayeux, c’était le convaincre de fuir à l’étranger et de fuir seul afin de pouvoir ramener Elisabeth à la maison familiale, parce que plus le temps passait et plus grandissait son amour pour elle. Il fallait bien qu’il en fût ainsi, d’ailleurs, pour que cet homme d’action, jeune, débordant d’énergie et de vitalité, se soit plié à la vie morne et larvée qui était alors la sienne.