En arrivant à Bayeux, il s’était présenté aux autorités sous son nom réel : baron Victor de Clacy, historien d’art, venu se documenter en vue d’un ouvrage qu’il disait vouloir consacrer au trésor des évêques de Bayeux et surtout à la fameuse Toile de la Conquête attribuée à la reine Mathilde, que les mains pieuses des dentellières de la ville avaient mise à l’abri pendant les troubles pour la restituer finalement à la municipalité. Ce qui lui avait ouvert quelques portes de vénérables hôtels, parmi lesquels ne figurait pas celui de Vaubadon. Il ne chercha pas à s’y faire admettre, bien au contraire. En effet, il n’avait pas fallu longtemps à ce limier chevronné pour deviner qu’il abritait Elisabeth : la ville était assez petite, les rues étaient plutôt silencieuses en dehors des jours de marché, les yeux facilement aux aguets derrière les fenêtres closes et, bien que les Bajocasses, ainsi que la plupart des Normands, d’ailleurs, considérassent les cancans comme un manque de dignité, l’arrivée d’une jeune et belle cavalière toute vêtue de noir et d’un type aussi original que celui d’Elisabeth pouvait difficilement passer inaperçue. Victor n’eut donc aucune peine à savoir le lieu de sa retraite. On sut que Mme de Vaubadon accueillait chez elle une jeune cousine en grand deuil, ce qui la dispensait de recevoir d’autres gens que d’intimes amis. En outre, sa pensionnaire ne sortait que pour se rendre aux offices de la cathédrale.
Ainsi rassuré, le fils de la danseuse se contenta d’une surveillance discrète, préférant de beaucoup éviter une rencontre qui l’eût mis peut-être en difficulté : la dame de ses pensées possédait de bons yeux. Elle l’eût vite reconnu pour ce qu’il était : un policier, c’est-à-dire la dernière personne au monde qu’elle souhaitât fréquenter, même si elle trouvait celui-là sympathique.
Ayant tout de même modifié, pour plus de sûreté, l’aspect de son visage au moyen d’une moustache et d’une barbiche qui lui donnaient assez l’air d’un mousquetaire attardé, il eut la chance de trouver à se loger presque en face de la maison qui l’intéressait, chez la veuve d’un notaire, femme respectable et à demi impotente qui vivait assez chichement – avarice oblige ! – avec une servante dévouée ; un hôte payant, baron et homme de lettres, lui parut une forme de la bénédiction divine, bien qu’elle craignît qu’il n’usât, la nuit, trop de chandelle pour ses travaux.
Elle fut vite rassurée : le « baron » devait se coucher tôt quand il était chez lui, car il s’éclairait très peu. Elle n’avait, bien sûr, aucun besoin de savoir que son locataire préférait de beaucoup l’obscurité pour observer ce qui se passait en face, mais le logis, si commode fût-il, étant de ceux qui portent vite à la mélancolie, Victor choisit de prendre ses repas au Lion d’Or où il fut vite traité en habitué. La chaleureuse atmosphère le dédommageait un peu des longues heures passées dans sa chambre silencieuse, armé d’une patience de chat et d’une lunette marine. En outre c’était là qu’arrivaient les nouvelles les plus intéressantes.
Il s’y trouvait ce matin-là, qui était un vendredi – jour de marché ! –, quand un tout jeune homme descendit les deux marches donnant accès à la grande salle et, refusant la table d’hôtes, indiqua près de la cheminée une espèce de guéridon dans un coin tranquille. Grand et maigre, il pouvait avoir seize ou dix-sept ans. Habillé avec une certaine élégance, il n’appartenait visiblement pas au commun des mortels, mais ce fut son visage qui attira surtout l’attention du policier au point d’interrompre l’épluchage minutieux de la belle sole à la crème qu’on venait de lui servir : ce garçon était le vivant portrait, en plus jeune et en plus réduit, du père d’Elisabeth, cet étonnant Guillaume Tremaine dont l’irruption dans sa vie, à lui, venait d’en changer le cours.
Il se crut d’abord victime d’une illusion, voulut s’en libérer : en vérité, il pensait trop à sa « duchesse » ! S’il commençait à voir des Tremaine partout, il serait bientôt bon pour la Salpêtrière ! Pourtant, il éprouva toutes les peines du monde à détacher son regard de l’endroit où se tenait le nouveau venu, même quand la salle s’emplit des voyageurs d’une diligence qui établirent entre eux un rideau bruyant. Le garçon ayant disparu, il fallut bien se résigner à s’occuper davantage de son assiette. Victor poursuivit donc son repas, mais en gardant un œil dans cette direction. En même temps, il réfléchissait, cherchant à deviner quel lien pouvait rattacher le jeune inconnu au maître des Treize Vents. Celui-ci lui avait parlé de ses fils, âgés tous deux de près de quatorze ans : le nouveau venu en paraissait aisément deux ou trois de plus. Alors, un cousin ? Mais, en ce cas, que venait-il faire là puisque Guillaume lui avait dit vouloir cacher aux siens l’étrange destinée choisie par sa fille ?
Las de discuter avec lui-même, il se leva, son repas terminé, et alla trouver la belle Madeleine, la femme du patron alors occupé en cuisine, et dont il pouvait apercevoir l’obélisque de blanches dentelles en train de s’agiter aimablement au-dessus de chapeaux féminins emplumés.
La belle Madeleine avait un faible pour lui et, quand elle le vit approcher, elle se hâta d’abandonner les deux voyageuses avec qui elle s’entretenait.
— Vous n’avez pas l’air content, monsieur le baron ! Auriez-vous mal mangé ?
— Pas du tout, ma chère hôtesse ! Bien au contraire, mais il vient de vous arriver un jeune voyageur que je crois bien reconnaître. Il a des cheveux roux et il est installé dans le coin droit de la cheminée.
— Je vois qui vous voulez dire, mais si vous le connaissez, vous devriez aller lui parler. C’est un jeune gentilhomme, à coup sûr ! Ça se voit à son allure, à son parler… à son cheval aussi.
— Je ne l’ai pas vu depuis longtemps et l’on peut toujours se tromper. Or, j’ai une sainte horreur d’être ridicule.
— Mais c’est que moi, je ne le connais pas du tout, monsieur le baron ! Comment est-ce que je peux vous renseigner ?
— Facile ! Vous pouvez au moins me dire s’il ne s’appellerait pas Tremaine.
Le blond visage de l’aubergiste, rougi par l’agitation du coup de feu, se creusa de fossettes ravies.
— C’est ça tout juste ! Attendez ! Arthur Tremaine, voilà ! C’est ça ! Et il vient de Valognes. Je lui ai demandé son nom parce qu’il a demandé une chambre, et vous savez que la gendarmerie veut que nous dressions la liste des gens qui prennent logis chez nous. Vous voyez que vous ne vous êtes pas trompé.
— En effet. Il ne vous aurait pas dit, par hasard, ce qu’il vient faire ici ?
— Non, mais il m’a posé une question bizarre : il m’a demandé combien il y avait de couvents de nonnes dans la ville et où ils se trouvaient. Vous avez idée de ce que ça veut dire ?
Oh ! oui ! Guimard en avait une bonne idée mais, peu désireux de confier à Madeleine, si brave soit-elle, les secrets de la famille d’Elisabeth, il trouva une échappatoire :
— J’en ai peur ! fit-il en baissant la voix de plusieurs tons et en entraînant son hôtesse hors de la salle. Ce malheureux enfant est amoureux fou d’une de ses cousines, une jolie petite fille que les siens veulent faire religieuse. C’est une triste histoire et votre jeune voyageur est bien à plaindre.
Une histoire d’amour trouve toujours le chemin du cœur d’une femme. Madeleine compatit aussitôt.
— Hélas ! Un si beau garçon ! Et… la petite, est-ce qu’elle l’aime aussi ?
— Je crois que oui. Tous deux espéraient bien se marier un jour, mais la famille de la jeune fille, pour donner une plus grosse dot à sa sœur aînée, a décidé qu’elle entrerait au couvent et ce ne sont pas des gens commodes.