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— Sainte Vierge bénie ! Mais ça va se terminer par un drame si je lui donne ce qu’il demande ?

— Non… parce que je suis là et que je compte le surveiller. À ce propos… renseignez-le, mais ne lui parlez pas de moi. Il ne me connaît qu’à peine, d’ailleurs, pour m’avoir seulement aperçu et j’aurai ainsi les coudées plus franches.

— Dans ce cas, vous feriez mieux de revenir vous installer ici, monsieur le baron. Pour avoir l’œil sur votre protégé, ce serait beaucoup plus commode que chez la veuve Villers, suggéra l’hôtesse qui n’avait pas vu sans regrets ce client aimable quitter sa maison pour s’installer hors de sa zone d’influence immédiate.

Victor offrit à son hôtesse le sourire incroyablement séduisant qu’il tenait de sa mère :

— Oh ! que non, belle Madeleine ! Je suis un homme sérieux, moi, un homme qui travaille, et ici je serais trop sujet à d’aimables distractions. Et ce n’est pas le cas chez Mme Villers !

Soudain rouge comme une cerise, l’aubergiste battit des cils en marmottant que M. le baron était un grand coquin, et s’enfuit dans un envol de jupe bleue et de jupons blancs bien amidonnés. Victor planta son chapeau sur sa tête et, sa canne à la main, sortit dans la rue pour y reprendre le cours de ses pensées.

Ainsi donc, le garçon n’avait même pas quatorze ans ! Plutôt en avance pour son âge mais, en évoquant la haute silhouette maigre et musclée du père, le policier pensa qu’au fond c’était assez normal. Au même âge, Guillaume Tremaine devait paraître plus vieux que nature, lui aussi, mais qu’est-ce que son fils venait faire à Bayeux ? Chercher sa sœur sans doute. De là, ce grand besoin de visiter les couvents. Il y avait gros à parier qu’il s’agissait là d’une escapade pour laquelle il se passait de l’approbation paternelle. Il fallait voir !

Négligeant momentanément l’hôtel de Vaubadon où continuait de régner un calme désespérant, Guimard choisit de consacrer son après-midi à cet intéressant gamin et de le guetter. Ensuite on aviserait !

La diligence de Saint-Lô, qui après changement d’attelage venait reprendre ses passagers, emplit momentanément la rue de son vacarme, du roulement métallique de ses roues, des plaisanteries de ses postillons, sans compter la sortie des voyageurs, mis en belle humeur par leur bon repas. Tout ce joyeux brouhaha permit au policier de rester planté de l’autre côté de la chaussée comme certains autres curieux, sans attirer autrement l’attention mais, quand la diligence eut disparu avec ses sonnailles et son crépitement de sabots, il fallut chercher une position de repli. Le dieu des policiers avait bien heureusement placé presque en face du Lion d’Or, une petite boutique de livres, genre brocante beaucoup plus que librairie, et consacrée presque exclusivement aux ouvrages religieux. L’endroit était obscur, poussiéreux et fréquenté surtout par de vieux chanoines. Guimard n’y était venu qu’une seule fois en se jurant de n’y revenir jamais pour ne pas avoir à supporter le verbiage du propriétaire, un personnage sans âge que ses grosses lunettes et son long nez apparentaient curieusement à un héron et qui, lorsqu’un client s’aventurait chez lui, s’amarrait fermement à son bras et commençait à lui raconter l’histoire de la cathédrale agrémentée de celle, minutieuse, du plus petit bas-relief et du moindre écoinçon… Seulement, à travers sa vitrine crasseuse, on jouissait d’une vue imprenable sur l’entrée de l’auberge.

Résigné au pire, Victor entra, déclara qu’il recherchait un ouvrage sur l’évêque Robert des Ableiges qui, au XIIIe siècle, avait rhabillé en gothique ce qui restait du bâtiment initial en partie détruit par un incendie en 1105. Cela fait, il n’eut plus qu’à attendre : la mécanique était en marche et le libraire entamait sa conférence…

Cependant, Arthur, qui avait achevé son repas et pris possession de sa chambre, résistait courageusement à l’envie de se jeter sur le lit dont les oreillers bien blancs et le gros édredon bien rouge attiraient son corps passablement moulu. En fait, c’était la première fois qu’il effectuait une aussi longue course et l’arrêt qu’il s’était accordé la veille au soir dans une mauvaise auberge de campagne pour reposer Rollon ne l’avait pas reposé du tout, lui. Le logement était exécrable…

Mais, sachant bien qu’aux Treize Vents, on devait déjà se mettre à sa recherche, si ce n’était déjà fait, il jugea préférable de remplir au plus vite la mission qu’il s’était donnée. S’il pouvait voir Elisabeth dès l’après-midi, il lui serait peut-être possible de prendre la route du retour le lendemain matin. Et pourquoi pas avec elle ?

À cette idée, l’adolescent éprouva une joie si forte qu’elle balaya sa fatigue. Rien que pour le bonheur de la revoir, il se sentait prêt à en endurer bien davantage ! Aussi, après avoir procédé à une toilette rapide, il descendit, écouta les explications que la belle Madeleine lui dispensa avec une sorte de tendresse à laquelle il ne comprit rien, remercia, salua et commença sa quête.

Avant la Révolution, il y aurait fallu beaucoup de temps : nombreux, en effet, étaient les pieux asiles autour de l’énorme et somptueuse cathédrale, digne du sacre d’un roi, qui semblait cependant, pour qui la découvrait de l’extérieur, simplement posée sur les herbages et les pâtures environnant la ville. Mais il en était beaucoup moins la tourmente passée. Deux ou trois maisons où les saintes filles se rassemblaient peu à peu venaient de rouvrir frileusement leurs portes : les Augustines, les Filles de la Charité, celles de la Sainte Sagesse mais, le plus important, celui des Dames bénédictines, trop malmené, tardait encore. Le parcours d’Arthur serait assez court.

En dépit de son anxiété, Arthur prit un certain plaisir à marcher au long des rues calmes, nouant et dénouant leurs rubans autour de la grande église avec pour compagnon un vent léger soufflant de la mer proche. Il vit beaucoup de maisons nobles, parfois modestes mais toujours empreintes d’un charme et d’une grâce venus d’un temps révolu. Certaines remontaient même aux Valois…

Deux heures plus tard, tout à fait découragé, il regagnait le Lion d’Or sans s’être aperçu un seul instant qu’il était suivi. Une meute d’ailleurs eût pu se lancer sur sa trace qu’il s’en serait peu soucié : Elisabeth ne séjournait dans aucun des établissements visités, dont il avait pu rencontrer chaque fois la mère supérieure. Ce qui rendait impossible d’imaginer le recours au mensonge. En ce cas, où était-elle ? Où la chercher dans cette ville ? Et, d’ailleurs, s’y trouvait-elle encore en admettant qu’elle y soit vraiment venue ? Leur père, tout de même, ne pouvait pas avoir menti à ce point-là, parlé de Bayeux s’il s’agissait de Coutances, de Saint-Lô ou de Caen ! Mais, après tout, pourquoi pas ?

Le pauvre garçon arrivait en vue de l’auberge quand il se sentit soudain submergé par la fatigue. Cependant, ne pouvant se résigner à y rentrer, il s’assit sur un montoir pour réfléchir encore, chercher à rassembler les moindres bribes d’informations données par Guillaume.

— Vous vous appelez bien Arthur Tremaine ? articula derrière lui une voix inconnue.

Levant la tête, il vit un homme jeune vêtu d’un grand manteau sombre et d’un chapeau rond sous lequel il arborait une moustache conquérante et une barbiche à la Louis XIII. Sans compter des yeux qui, au fond de leur orbites profondes, ressemblaient à de durs saphirs sous des algues noires.

Fidèle à une tactique plutôt satisfaisante d’habitude, il répondit par une autre question :

— Je ne crois pas vous avoir déjà vu ? Comment me connaissez-vous ?