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— Je connais votre père et vous lui ressemblez d’étonnante façon. Tout à l’heure, je déjeunais à l’auberge quand vous êtes entré dans la salle et je n’ai eu aucune peine à vous situer. J’ajoute que je connais aussi votre sœur. C’est elle, n’est-ce pas, que vous êtes allé chercher dans ces trois couvents ?

— Vous m’avez suivi ? fit Arthur tout de suite sur la défensive.

— Bien entendu. J’avoue qu’en vous voyant je me suis demandé ce que vous veniez faire ici et tout seul. Un long voyage depuis Saint-Vaast pour un garçon aussi jeune ! Je n’avais rien d’autre à faire que vous suivre.

— Puis-je vous demander d’où vous nous connaissez ?

— Pour votre père c’est un peu compliqué mais, en ce qui concerne votre sœur, j’ai eu l’honneur d’aller la chercher à la prison du Temple, à Paris, où elle venait d’être enfermée, et de la remettre à M. Tremaine.

Arthur bondit :

— Ma sœur en prison ? Vous devez être fou, monsieur !

— Rien n’est plus vrai, cependant ! soupira Victor en renfonçant son chapeau que le vent manquait d’enlever. Je vois que vous ne savez rien du tout de ce qui s’est passé à Paris, il y a deux mois et, en vérité, je ne blâme pas votre père de vous avoir tenu dans l’ignorance. Je suppose qu’il ne sait pas que vous êtes ici ?

— Non… non, bien entendu ! Depuis plusieurs jours, je lui demandais de venir la retirer du couvent afin qu’elle passe avec nous les fêtes de Noël, mais il éludait toujours.

— Alors vous avez décidé de vous en charger ? Il doit se faire un sang d’encre à l’heure qu’il est, constata Victor qui jugea utile alors de dépenser l’un de ses rares sourires.

Lequel ne manqua pas son effet : Arthur, que cet inconnu trop bien renseigné commençait à agacer, sentit ses préventions fondre sans pourtant disparaître tout à fait.

— Me direz-vous enfin qui vous êtes ? émit-il.

— Mais bien sûr ! J’ai nom Victor, baron de Clacy… plus connu dans la police du Premier Consul sous celui de Victor Guimard, qui me vient de ma mère, mais ici…

— Un policier ? gronda Arthur, c’est à un policier que je suis en train de me confier ?

— Et alors ? Il en faut, vous savez ? Votre père, avec qui j’ai fini par m’entendre parfaitement, m’apprécie assez pour s’en remettre à moi de la surveillance de votre sœur Elisabeth. Et cessez de vous pincer le nez d’un air dégoûté : je suis aussi bien né que vous, mieux élevé peut-être et j’accomplis mon métier avec conscience… et un certain sens de l’honneur !

L’adolescent accepta la mercuriale assenée avec rudesse mais dont il retint surtout deux mots : ce curieux garçon était là pour surveiller Elisabeth ; il savait donc où elle était. Il posa aussitôt la question.

— Venez avec moi, dit Victor en guise de réponse. J’habite juste en face de sa maison chez la veuve d’un notaire. Mais n’oubliez pas que je suis ici sous mon nom véritable et sous l’avatar d’un homme de lettres quelque peu historien à la recherche de documents… Et ne me créez pas d’ennuis avec ma logeuse !

Ils eurent vite atteint la maison Villers. Arthur, à présent, frémissait d’impatience et ouvrait grands ses yeux comme s’il cherchait à percer plus vite un secret qu’il devinait dangereux mais, lorsqu’ils furent à destination, il fallut que Victor le tire par le bras pour le faire entrer. Il dévorait des yeux la maison d’en face.

— Qui habite là ?

— Mme de Vaubadon. Elle est originaire de Valognes et vous la connaissez peut-être. Maintenant, allons nous expliquer !

Arrivé dans le petit appartement du policier, Arthur courut à la fenêtre. Victor le suivit et même lui tendit sa longue-vue.

— Vous ne verrez pas grand-chose. Il est trop tôt pour qu’on allume, en face, et quand vient la nuit on commence par fermer les volets.

— Si on ne voit jamais rien, comment pouvez-vous savoir que ma sœur est là ?

— Observer les allées et venues est plein d’intérêt. Ainsi, je peux la voir chaque matin quand elle se rend, voilée et suivie d’une servante, à la première messe de la cathédrale.

— À la messe tous les matins ? Elisabeth ? Vous devez vous tromper : ce ne peut pas être elle !

— Vous admettiez bien qu’elle ait choisi un couvent ! Je vous assure que c’est elle !

— Je veux bien vous croire, mais ça lui ressemble tellement peu !

— Peut-être la trouverez-vous fort changée. À présent, laissez cette lorgnette et venez vous asseoir : il faut que j’allume. Si je connais bien ma propriétaire, elle va nous envoyer du thé dans un instant.

Tout en parlant, il tirait les rideaux puis, à l’aide d’un tison pris à la cheminée, enflammait la mèche d’une lampe à huile. Juste à temps, d’ailleurs : on grattait à la porte et la servante paraissait avec un plateau.

— Madame a pensé que vous aimeriez…

— Très bonne idée ! Vous la remercierez, fit Victor en s’emparant du plateau pour refermer plus vite la porte sur une figure déçue.

Arthur but avec plaisir le breuvage brûlant. Il se sentait transi jusqu’aux os. Moins par le vent subi dans les rues que par le froid dont il sentait son cœur enveloppé. Le trop grand amour qu’il portait à sa demi-sœur et qui le tourmentait depuis sa disparition lui faisait pressentir une terrible histoire. Une histoire qu’il allait devoir affronter en homme.

— Bien ! soupira-t-il en reposant sa tasse. Me direz-vous à présent pourquoi ma sœur était en prison ?

— Oui. Et votre père, je pense, m’approuverait de vous mettre au courant ; même s’il n’a pas jugé utile de s’en charger lui-même jusqu’ici. Les circonstances que vous avez créées m’y obligent.

— Pas tant de circonlocutions, monsieur ! Allez au fait !

— Pour que vous compreniez, il me faut revenir plusieurs années en arrière et je crois qu’à cette époque vous n’habitiez pas encore chez votre père. Avez-vous entendu parler d’un enfant, un jeune garçon venu, dans l’hiver 1794, passer quelques semaines dans votre demeure ?

— Oui. Par mon frère Adam. Il était encore bien petit à l’époque, mais il s’en souvient. J’ai aussi questionné Elisabeth à son sujet, mais elle m’a répondu qu’il s’agissait du jeune parent d’un de nos vieux amis en route pour l’émigration. Ce garçon venait de perdre ses parents morts sur l’échafaud ; il n’avait plus personne que ce vieil ami que je n’ai d’ailleurs jamais rencontré : un bailli de l’ordre de Malte, je crois. Tous deux sont repartis et, comme Elisabeth n’avait pas l’air d’y attacher beaucoup d’importance, je l’ai oublié. Une triste histoire comme il en existait beaucoup d’autres à cette horrible époque…

— Et pourtant, votre sœur n’a jamais oublié ce garçon. Ils ont été tout de suite très amis, très proches. Elle a eu beaucoup de chagrin quand il a quitté les Treize Vents pour n’y plus revenir.

— C’est pour ça qu’elle ne voulait pas en parler ? Parce qu’elle avait de la peine ?

— Non. Parce qu’il s’agissait d’un secret d’État. Ce petit garçon était le roi Louis XVII, celui que l’on appelait l’Enfant du Temple, que des fidèles venaient d’arracher à sa prison. Vous comprenez bien qu’une parole inconsidérée aurait pu avoir pour les vôtres les plus graves conséquences.

— Je comprends, mais êtes-vous en train de me dire que cette vieille histoire joue un rôle dans la vie de ma sœur ? Aurait-elle reçu de ses nouvelles ?

— Je vais vous dire ce que j’en sais et, surtout, comment je les ai rencontrés, elle et votre père.

Et Victor raconta le peu que lui avait confié Guillaume touchant le départ brusqué d’Elisabeth, suivi des événements parisiens et du voyage à Bayeux. Arthur mit à l’écouter une extrême attention sans se permettre de l’interrompre, mais lorsque le baron policier acheva son récit, il put voir qu’une larme glissait sur le visage du jeune garçon devenu l’image même de la douleur.