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La colère de Guillaume tomba d’un seul coup. Il éclata de rire, fit asseoir son fils sur le lit tant convoité et prit place à son côté.

— Raconte ! fit-il sobrement.

Ce fut vite fait. Arthur n’avait qu’une envie : plonger dans le gros édredon séduisant comme une fraise pour s’y engloutir, mais il était écrit que ce ne serait pas encore pour tout de suite. Il commençait tout juste à se déshabiller quand une main nerveuse mais discrète frappa à la porte. Guillaume alla ouvrir, découvrant une femme vêtue et coiffée à la fois d’une ample mante noire à capuchon, qui entra vivement. À la vue de celui qui l’accueillait, elle retint avec peine un cri de joie :

— Vous êtes là vous aussi ? Dieu soit loué ! Je venais parler à votre fils mais c’est une vraie bénédiction que vous soyez venu !

Tremaine s’inclina sur la main gantée d’une mitaine de dentelle que l’on offrait à ses lèvres.

— Madame de Vaubadon ? C’est une véritable joie de vous revoir, dit-il avec une parfaite hypocrisie, car il n’aimait guère la jeune femme.

— Pas de noms, s’il vous plaît ! Ce n’est pas moi qui aurais dû venir, mais ce jeune homme m’avait déjà rencontrée et nous avons pensé qu’il m’écouterait plus volontiers qu’un inconnu. Nous avons à parler d’affaires graves.

Visiblements émue, elle adressait un rapide sourire à Arthur occupé à renouer sa cravate, avant d’aller prendre place sur la chaise laissée libre par Tremaine.

— Un instant ! dit celui-ci. Vous ignoriez ma présence et cependant vous veniez parler d’affaires graves, pour vous citer, à un garçon de quatorze ans ?

— Peu importe l’âge ! Il se comporte en homme et je n’avais pas le choix !

— N’est-ce pas cependant un peu soudain ? Si je compte bien, ma fille est chez vous depuis deux mois : pourquoi ne m’avez-vous pas écrit ?

— On ne sait jamais entre quelles mains peut tomber un billet. En outre, il n’y avait pas urgence. Aujourd’hui, nous sommes pressés. La situation qu’au début de l’été nous avions tout lieu de juger favorable n’a fait que se dégrader. S’il demeure plus longtemps, le prince va se trouver en grand danger… et nous aussi ! Il faut…

— La vie de conspirateur n’a jamais été de tout repos, interrompit vivement Guillaume. Je m’étonne que vous ne le sachiez pas encore : il m’est revenu que durant la tourmente vous vous êtes beaucoup dévouée à la cause royale.

— Et je suis prête à m’y dévouer encore, mais cette fois cela devient trop difficile : le prince doit repartir.

— Vous ne m’apprenez rien : Elisabeth l’a dit à son frère tout à l’heure. Croyez que je le déplore… mais qu’y puis-je ?

La jeune femme frémit d’impatience et, sous la mèche rousse rejetée par le capuchon, ses yeux noirs flambèrent.

— Vous ne comprenez pas. Il faut qu’il parte seul ! Et c’est pourquoi votre présence est une telle chance !

— Je ne comprends toujours pas. Ce ne serait pas la première séparation que ma fille accepterait.

— Elle n’acceptera pas celle-là. Lui non plus d’ailleurs, et c’est pourtant leur seule chance de vivre à l’un comme à l’autre.

Après un coup d’œil rapide à son fils qui, dans l’ombre des rideaux du lit, écoutait de tout son âme, Guillaume dit sèchement :

— Et si vous m’expliquiez ce nouveau mystère ?

— Volontiers, mais il me faut revenir en arrière. Lorsque le prince a quitté l’Angleterre en compagnie du baron de Sainte-Aline et de deux autres fidèles, il avait pour première destination… officielle Valognes où, chez Mlle Dotteville, la poétesse, il devait rencontrer le chevalier de Bruslart.

Mme de Vaubadon chuchotait presque, pourtant Guillaume ne résista pas au malin plaisir de lui faire remarquer qu’elle prononçait des noms.

— C’est pour que vous puissiez mieux situer tout ce monde ! répliqua-t-elle. Si vous ne connaissez pas l’auteur du Solitaire de la vallée de la Drôme vous êtes trop bon Cotentinois pour ignorer Bruslart.

Qui ne connaissait, en effet, ce personnage bouillonnant, turbulent, batailleur et obstiné dans lequel toute la Normandie royaliste voyait son plus ardent champion et dont le seul nom possédait le rare talent de mettre la police parisienne en émoi et de donner des sueurs froides à l’impassible Fouché lui-même ? Âgé alors d’une cinquantaine d’années, c’était un chouan redoutable, ancien confident et lieutenant du marquis de Frotté, le fameux chef de l’insurrection normande attiré dans un guet-apens à Verneuil en 1800 et fusillé, au mépris de la parole donnée, après un simulacre de jugement. Depuis ce drame, Bruslart, disait-on, avait juré de venger sur Bonaparte la mort de son ami et menait la vie aventureuse, folle, téméraire et même héroïque des anciens chevaliers errants, changeant sans cesse de gîte, ce qui donnait l’impression qu’il possédait le don d’ubiquité.

Cette grande facilité de mouvement, il la devait surtout à sa séduction personnelle qui lui valait de nombreuses maîtresses… et tout autant de caches : chez Rose Banville que l’on surnommait Jeanne d’Arc, près de Caen, chez Mlle Dotteville à Valognes, Mme de Thalleivaude à Bayeux, entre autres, sans compter ses belles amies de Paris… et Mme de Vaubadon par-dessus le marché. Toujours chevauchant, se battant, se cachant ou apparaissant à l’endroit où on l’attendait le moins, toujours armé comme un vaisseau de ligne mais d’une inaltérable gaieté, il avait tout ce qu’il fallait pour donner des sueurs froides au plus chevronné des argousins. Pourtant, s’il voulait venger Frotté, l’assassinat pur et simple lui répugnait. Son rêve était d’enlever le Premier Consul afin de le contraindre à se battre en duel avec lui. Pas de tyrannicide pour ce boute-feu d’un autre âge ! Un combat loyal mais sans merci.

C’est donc à ce Bruslart, dont le nom claquait comme un coup de feu, que le cabinet anglais adressait le duc de Normandie parce qu’il était tout à fait capable de concocter une bonne conspiration qui, lancée en même temps que celle de Cadoudal, doublerait les chances d’en finir avec le Premier Consul et de renvoyer la France au chaos. Seulement, quand il se rendit à Volognes, Louis-Charles ne trouva pas Bruslart. Celui-ci en était parti depuis deux jours et nul ne savait, bien entendu, ce qu’il était devenu.

— Pourquoi avez-vous dit « première destination officielle » en parlant de cet homme ? coupa Guillaume.

— Parce que le prince avait derrière la tête une idée dont il n’avait pas jugé utile de faire part à ses protecteurs britanniques. Il se rappelait que Valognes n’était pas bien loin des Treize Vents et, avant de se lancer dans l’aventure, il voulait revoir Elisabeth dont le souvenir lui était plus cher que jamais. Le destin voulut qu’ils se rencontrent dans la crique où l’on avait décidé de débarquer. Vous savez ce qui s’en est suivi : l’amour emporta tout, mais, puisque l’on emmenait une jeune fille tout à fait imprévue, Sainte-Aline, qui connaît bien la région, décida que l’on irait toucher terre ailleurs : les traces auraient été trop faciles à relever. Je ne saurais vous dire où ils ont finalement débarqué mais cela leur prit du temps, et Bruslart avait disparu. Dans l’espoir de le rejoindre, Mlle Dotteville, pensant qu’il avait peut-être gagné les îles Saint-Marcouf où il se terrait volontiers, les envoya alors chez l’un des nôtres près de Vierville où je me trouvais moi-même. C’est là qu’ils ont commis la folie de se marier…

— Je pense aussi que c’en fut une mais votre sentiment m’étonne. N’avez-vous pas été témoin ?