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Précieux, mais encombrant. Même après l’annonce officielle de la mort au Temple du dernier des enfants substitués au fils de Marie-Antoinette. Le comte de Provence s’était alors proclamé roi sous le vocable de Louis XVIII et, depuis la chute de Robespierre, piaffait d’envie d’aller ramasser les morceaux du trône. Il fallait qu’il continue d’ignorer l’existence du rescapé : celui-ci devait donc être caché encore plus soigneusement. Or, en 1796 et du fait de la fulgurante campagne d’Italie menée par le général Bonaparte, la situation du pape commençait à devenir inconfortable.

— Le malheur, avec ce pauvre Pie VI, que j’ai bien connu quand il n’était que le cardinal Braschi, c’est qu’il s’est toujours montré timoré et indécis, soupira le bailli. Voyant en Buonaparte un fils de l’Antéchrist et persuadé que tôt ou tard il s’en prendrait à Rome, il vécut dès lors dans la crainte qu’en arrivant au Vatican, les troupes françaises ne pussent y découvrir le prince. C’est alors que j’ai proposé la dernière solution qui me parût acceptable : emmener Louis-Charles à Malte, chez les derniers chevaliers. J’étais persuadé que sous la double protection de nos remparts et du Grand Maître, Son Altesse Éminentissime Emmanuel de Rohan-Polduc, le dernier des rois de France pourrait achever de grandir et devenir un homme digne de sa race… Je regrettai même, après tant de déboires, de ne m’y être pas résolu plus tôt car j’y voyais un symbole…

— Lequel ?

— Lorsque, le 10 août 1792, la famille royale a dû fuir les Tuileries saccagées et noyées dans le sang des valeureux gardes suisses, elle s’est réfugiée d’abord au bout des jardins, à l’Assemblée, où on l’a installée dans la loge du logographe mais, ensuite, c’est au Temple qu’elle a été conduite…

— Je sais cela, fit Guillaume avec impatience.

— Laissez-moi donc continuer ! Vous ne savez peut-être pas qu’avant d’être menée au Donjon pour la nuit – et malheureusement les jours suivants ! –, elle a soupé au palais du Grand Prieur de France pour l’ordre de Malte qui était alors le prince de Conti, mais qui, bien sûr, n’était plus là pour l’y accueillir. La Religion3 eût-elle gardé quelque pouvoir dans ce pays devenu fou que le roi et les siens n’eussent jamais mis le pied dans la sinistre tour, mais le palais n’était plus qu’un bâtiment tombé aux mains des rapaces, et il n’a pas pu garder ce dépôt sacré. En confiant son fils au Grand Maître et à notre île-forteresse, il m’a semblé que ce serait une façon comme une autre de ramener les choses à leur point de départ. Avec l’accord de Sa Sainteté et une lettre de sa main, nous avons embarqué de nuit, à Civitavecchia, sur une tartane qui nous attendait…

— Apparemment, vous êtes arrivés tous deux à bon port ! constata Tremaine, qui ne désarmait pas, mais le bailli, repris par ses souvenirs, se trouvait trop loin pour ressentir l’ironie du ton. Ses yeux fatigués regardaient alors bien au-delà des murs lépreux, du jardin que la tempête achevait de rendre à la sauvagerie. Il voyait une île au soleil de la Méditerranée, des flots bleus, des murailles blanches, un étendard rouge frappé d’une croix claquant sur un ciel azuré…

— J’avoue que ce fut pour moi une grande joie, murmura-t-il. Après tant d’années !… Vous ne connaissez pas Malte, Guillaume ?

— Non, mais vous m’en avez parlé si souvent jadis qu’elle m’est devenue un peu familière, se hâta de dire Tremaine, peu désireux d’entendre une nouvelle description de ce fameux bastion de la Chrétienté planté au cœur des eaux barbaresques.

En effet, au cours de ses séjours aux Treize Vents, le bailli s’était montré prolixe à cet égard. Aussi Guillaume enchaîna-t-il avec un rien de précipitation :

— Et comment cela s’est-il passé là-bas ?

Redescendu de ses rêves, M. de Saint-Sauveur parut se recroqueviller sur lui-même.

— Plutôt mal ! Celui en qui j’avais placé tous mes espoirs s’en allait vers la mort. En partie paralysé du côté gauche depuis une attaque d’apoplexie survenue en 1791, sans d’ailleurs que son intelligence s’en fût trouvée amoindrie, le Grand Maître n’avait plus que peu de jours à vivre et cet état plongeait l’Ordre ainsi que la population de Malte dans une profonde affliction. Cependant, il nous accueillit, moi et le royal fardeau que je lui apportais, comme une particulière bénédiction, bien que ce souci s’ajoutât à tous ceux qu’il supportait déjà du fait des familles françaises, mais surtout provençales, qu’il abritait depuis la Terreur. Le bruit des victoires de Buonaparte venait de surcroît, car il devinait en lui un appétit de conquête insatiable. Certains de ses espions rapportaient même que le Corse caressait l’idée de se lancer un jour à l’assaut de l’Égypte et cela l’effrayait : la position stratégique de Malte a toujours été un point d’appui important sur la route d’Alexandrie.

— Il semble qu’il ait eu raison de craindre…

— Les mourants ont de ces pressentiments… Avant de fermer les yeux à la lumière de ce monde, il a dit : « Je suis le dernier Grand Maître d’un ordre illustre et indépendant… » Ce qui s’est passé depuis laisse supposer qu’il avait raison, et que l’Ordre ne sera plus jamais indépendant…

— On doit, en effet, rendre justice à sa clairvoyance, mais que fit-il de votre protégé ?

— Lorsque nous fûmes auprès de lui, il prit un temps de réflexion. L’incorporer à l’Ordre ne se pouvait. À douze ans, il était trop jeune. En outre, présenté comme un mien cousin, il était impossible d’apporter les preuves des quartiers de noblesse exigées. Enfin, l’île comportait alors des éléments peu sûrs entourant le détestable Caruson, l’homme du Directoire qui s’efforçait de travailler les esprits… même ceux de certains des nôtres. C’est alors que M. de Rohan-Polduc prit une étonnante décision : conduire le Roi Très Chrétien dans le seul asile au monde où nul n’aurait l’idée d’aller le chercher : en terre infidèle.

— Quoi ? Il ne l’a tout de même pas envoyé chez les Turcs ?

— Cela paraît impensable, n’est-ce pas ? Sauf peut-être lorsque l’on se souvient que François Ier fut l’allié de Soliman. De toute façon, ce fut un trait de génie…

— Qui demande tout de même quelques explications !

— Voici. Parmi les familles provençales réfugiées chez nous, il se trouvait un couple, dont je tairai le nom, qui souhaitait rejoindre à Smyrne un frère installé là-bas depuis peu avec l’intention d’y refaire sa fortune.

— Comment est-ce possible ? J’ai ouï dire que le sultan déteste les étrangers…

— Sauf les Français qu’il souhaite au contraire attirer chez lui…

— Flatteur mais inattendu, commenta Tremaine, qui commençait à se demander si le bailli n’était pas en train, avec sa belle histoire, de lui faire prendre le change, comme disent les chasseurs, en le menant sur des chemins bizarres…

— Vous comprendrez mieux quand vous saurez qu’une femme, une Française, règne sans partage sur le cœur de Selim et sur le palais de Topkapi. C’est une ancienne favorite de son père, le vieux Abdul-Hamid, dont elle a eu un fils. On l’appelle la sultane blonde, et on la dit extraordinairement belle. Sa splendeur lui a valu d’être capturée jadis par les Barbaresques d’Alger, puis conduite presque aussitôt au harem de Constantinople. Elle se nommait alors Aimée Dubucq de Rivery, née à la Martinique et cousine de cette vicomtesse de Beauharnais que Buonaparte a épousée. Grâce à elle, Selim voit nos compatriotes d’un œil favorable. Il leur accorde volontiers le droit de s’installer et de pratiquer commerce ou culture, principalement à Smyrne qui fut grecque, romaine et byzantine avant d’appartenir à l’Ordre et, finalement, à l’empire ottoman. La région est riche, le site superbe, le port important, actif, et les civilisations qui s’y sont succédé ont laissé de nombreuses traces. C’est vers ce lieu qu’au soir du 10 juillet 1797, j’ai vu partir mon roi auquel j’ai dit adieu sur les remparts de La Valette. Non sans chagrin : on ne vit pas impunément durant deux années auprès d’un enfant aussi attachant sans y attacher son cœur, mais il allait passer désormais pour le fils de ce couple auquel on le confiait, et je ne pouvais plus lui être d’aucune utilité… bien au contraire…