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— Et ensuite ?

— Rien qui vous importe vraiment ! Je demeurai à Malte afin de contribuer de mon mieux à la défense de l’île si elle venait à être attaquée. J’aurais accueilli comme une faveur du Ciel la mort au combat sur une terre vénérée. Je n’ai trouvé en face de l’ennemi qu’une blessure : elle a fait de moi un invalide. Le Grand Maître, lui, est mort trois jours après le départ de notre prince, ruiné par les nombreux secours distribués sur sa fortune personnelle. Il faut dire que nous avions tant de réfugiés ! De tout ce que Monseigneur de Rohan-Polduc possédait jadis, il ne restait plus qu’une canne à pommeau de cristal et trente-cinq cachets de même matière gravés. Le bailli de Hompesch qui lui succéda ne lui ressemblait en rien et mena l’île à sa perte. Vous savez la suite4 !…

— On ne peut qu’admirer un tel homme, concéda Guillaume, mais pour en revenir à votre protégé, je comprends mal ce qu’il faisait en Cotentin ces temps derniers si, comme vous me le dites, il est allé vivre à Smyrne.

— Comment voulez-vous que je le sache ? Qu’il ait aimé Elisabeth n’a jamais fait de doute pour moi. On dit que l’amour, comme la foi, déplace les montagnes. Il peut aussi franchir les mers…

Guillaume réfléchit un instant puis revint à la charge :

— A-t-il, selon vous, pu garder le souvenir de ceux qui vous ont aidé dans son évasion ?

— Cela m’étonnerait : il était si jeune !

— Mais d’esprit net si je ne me trompe. Il peut chercher à les retrouver. Si vous consentiez à me confier quelques noms ?

M. de Saint-Sauveur parut se raidir davantage encore cependant qu’un sourire désabusé arquait ses lèvres blanches :

— Les noms sans les adresses ne signifient rien. Je vous avais parlé, je crois, de lady Atkyns, de l’avocat Cormier, dont j’ignore s’ils sont toujours vivants. En ce cas, l’une doit être en Angleterre : elle y possédait un château à Kettenringham. L’autre, en réalité le comte de Cormier, était maître de grandes terres près de Nantes. Peut-être y est-il retourné ?

— Et le chef de la conspiration, ce baron… de Batz, il me semble ?

— Votre mémoire est étonnante : Jean de Batz fut en effet l’âme de l’enlèvement… mais je ne sais ce qu’il est devenu. Peut-être s’est-il retiré en Auvergne.

— En Auvergne ? Je le croyais gascon ?

— En effet, mais c’est là pourtant qu’il s’est acheté un domaine lorsqu’il a eu maille à partir avec la Convention. Un château au sud de Clermont, près d’un village nommé Authezat. En réalité, il le destinait à recevoir l’enfant du Temple avant de le faire passer en Espagne, mais au dernier moment nous avons dû changer nos plans et la Normandie nous paraissait plus sûre. Ce en quoi nous avons eu raison…

Le repas s’achevait sur un dessert de confitures et dans un silence qu’au bout d’un moment le bailli souligna non sans amertume :

— Qui croirait qu’avant la Révolution cette demeure bruissait des allées et venues des chambrières, des appels de piqueux, des abois de la meute, des rires d’enfants et du murmure des conversations que relayait le son des violons, des harpes et des hautbois ? À présent, elle ne renferme plus que des ombres dont je ferai bientôt partie et, après moi, je ne sais ce qu’elle deviendra. Nous avions des cousins, certes, dont beaucoup ont été balayés par la tempête. Le mieux sera que Morelle reprenne. Mais je vous ennuie, mon ami, avec des jérémiades hors de saison. Quand vient la nuit, je deviens lugubre et assommant. Quittez-moi, il est temps que l’on me mène au lit…

— Puis-je vous aider ?

Le vieil homme refusa d’un geste courtois et d’un sourire dont son hôte saisit la signification. Il ne souhaitait pas que celui-ci, après avoir été le témoin de sa pauvreté, fût aussi celui de sa déchéance physique. Tremaine salua et se retira. Dans le couloir, il accepta une chandelle allumée des mains de Marcos et regagna sa chambre, heureux, au fond, de pouvoir mettre un peu d’ordre dans ses idées.

Il se sentait désorienté par ce qu’il venait d’entendre, inquiet aussi. Tant de bruits divers couraient déjà sur le sort de l’enfant du Temple – ceux tout au moins qui n’ajoutaient pas foi à sa mort dans la prison – qu’il avait peine à croire cette nouvelle version, même rapportée par celui dont il avait les meilleures raisons de respecter la parole. À moins que le bailli n’eût cherché à décourager sa poursuite en lui implantant l’idée que Louis-Charles s’était lancé dans ce voyage long et aventureux dans le seul but d’emmener Elisabeth avec lui jusqu’aux Échelles du Levant ? Autant dire au diable !

Sauf peut-être pour un homme comme lui, Tremaine, qui, pour avoir couru du Canada en France, de France jusqu’aux mers de Chine, ne craignait guère les longues distances ! Le bailli le croyait-il assez vieux pour reculer devant une expédition au bout de laquelle il aurait une chance de retrouver sa fille ? En ce cas, il se trompait lourdement : dût-il faire le tour du monde, Guillaume retrouverait sa petite Elisabeth et l’arracherait à un ravisseur né sous le signe du malheur, qui ne pouvait rien lui offrir sinon la honte et la douleur… Mais, tout au fond de lui-même, une voix lui soufflait que l’amour n’était pas le seul objectif du roi errant. Le fils de Marie-Antoinette ne renonçait certainement pas à recouvrer la couronne, et il avait l’âge où les pires folies semblent réalisables. Il devait être encore en France. Il fallait qu’il y soit encore ! Demain, Guillaume poursuivrait son chemin vers Paris, bien décidé cette fois à employer tous les moyens : sa fortune, la police et jusqu’au Premier Consul pour parvenir à ses fins…

Après avoir longtemps rêvé, il allait se résoudre à se coucher quand sa porte s’ouvrit lentement et qu’une longue forme noire s’y encadra :

— Pardonnez !… chuchota Theodosia. Je dois vous parler… mais chut !…

Un doigt sur la bouche, elle glissa sans bruit jusqu’à Tremaine après avoir refermé le vantail avec soin. D’un mouvement de tête, elle refusa la chaise qu’il indiquait :

— J’ai peu de temps, mais il faut que vous sachiez…

Elle prononçait les mots lentement, comme si elle les cherchait, mais cela venait certainement de ce qu’elle voulait éviter toute ambiguïté de langage.

— Que je sache quoi ? souffla Guillaume.

— Le jeune homme que vous cherchez… il est venu ici. Je ne me rappelle plus quel jour… trois semaines peut-être.

Le cœur de Guillaume manqua un battement tandis que ses poings se serraient à la pensée de la dissimulation dont le bailli venait d’user envers lui.

— Comment savez-vous que c’est celui que je cherche ? Il y avait une jeune fille avec lui ?

— Non. Il était seul mais c’est bien lui. Le maître l’appelait Monseigneur et a demandé pardon de ne pouvoir s’agenouiller devant lui. Je les ai laissés seuls mais j’ai écouté. Pas par mauvaise curiosité ! Le maître est trop bon et il est si faible à présent que j’ai toujours peur qu’on ne lui fasse du mal ! C’était un jeune homme blond, très beau et qui s’exprimait avec une grande douceur.