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— C’est vraiment trop triste ! déclara-t-elle à Rose. Quand je n’y serai plus, vous pourrez remeubler si vous le souhaitez pour l’un de vos enfants, mais jusque-là que l’on m’en parle plus.

Il était donc tout à fait anormal que Mme de Chanteloup s’installât au château pour hiverner. En son absence, on fermait les pièces de réception et la maisonnée vivait au ralenti. En l’honneur de l’invitée et surtout de celui qui allait venir, on enleva les housses des fauteuils et on remit tout en état. Les serviteurs – tous anciens et d’âges échelonnés entre cinquante et soixante-dix ans – n’eurent qu’un peu plus d’une matinée pour tout préparer, allumer les feux, fleurir les vases et faire en sorte que toutes choses soient comme si la maîtresse était seulement sortie pour faire une visite. Ce n’était pourtant pas si facile, mais quand ils surent le rang réel de celle pour qui on leur demandait cet effort et l’événement qui s’annonçait, ils se mirent à l’ouvrage avec cette joie, cet empressement et ces soins pleins d’une certaine grandeur que savent déployer les serviteurs de haute maison attachés depuis l’enfance à une famille dont ils peuvent à bon droit se vanter de faire partie.

Le secret d’État que l’on remettait ainsi entre leurs mains leur convenait d’autant mieux qu’il faisait appel à leur honneur. Tous étaient prêts à se dévouer, voire à se sacrifier pour la protection du dépôt sacré qu’on leur confiait. Sachant cela, Mme de Chanteloup se contenta d’ajouter seulement quelques indications à l’usage de la vie quotidienne :

— Vous témoignerez à Mme Elisabeth que vous connaissez depuis sa naissance le respect affectueux que mérite son rang mais sans en faire état. Elle sera seulement, comme je viens de le dire, Mme Elisabeth. Pour l’enfant, lorsqu’il sera né, nous prendrons ensemble les dispositions nécessaires afin qu’il soit traité comme il convient sans le désigner pour autant à la curiosité des gens de l’extérieur. Naturellement, nous refuserons notre porte sous un prétexte ou un autre à toute personne hormis mes neveux de Varanville, la famille de M. Tremaine et quelques amis sûrs.

Dès lors le château se referma comme une huître sur une perle en gestation et la jeune femme s’y pelotonna avec bonheur. Après des mois vécus sur le qui-vive, elle goûtait la paix profonde qu’on lui offrait, le confort d’une demeure qui lui rappelait la sienne et surtout l’affection attentive qu’elle y trouvait. Son hôtesse n’était pas – et de loin ! – une femme triste et sa constante bonne humeur, son humour aussi en faisaient une compagne aussi agréable que Mme de Varanville. La future mère retrouva aussi Béline qu’aucune force humaine n’aurait pu convaincre de ne pas aller servir sa « petite ».

Elles passèrent ensemble la veillée de Noël avant d’aller entendre la messe de minuit dans la petite église du village où Rose et ses filles les rejoignirent. Sans Alexandre, malheureusement ! Arrivé de Paris quelques heures plus tôt, le jeune homme avait pris fort mal le départ de sa « presque sœur jumelle » qu’il jugeait avec la sévérité et l’intransigeance de son âge. Plus mal encore son retour et, chose étrange, l’auréole royale qu’elle portait à présent ne fit que l’exaspérer.

— Duchesse de Normandie ? En vérité, c’est par trop commode ! Et qu’est-ce qui peut vous laisser croire qu’il ne s’agit pas d’un imposteur ? s’écria-t-il quand sa mère essaya de lui faire entendre raison.

— La parole de Guillaume Tremaine, dont nous n’avons jamais eu à douter, mon fils ! Celle aussi du bailli de Saint-Sauveur. Trop de gens de grande foi sont mêlés à cette histoire pour que vous vous permettiez d’en douter ! Même si c’est pour vous une épreuve ! Même si vous en souffrez, ce que je crois ! Pouvez-vous vraiment condamner Elisabeth, vous qui la connaissez mieux que quiconque ?

Sous la gravité du ton, Alexandre sentit faiblir sa colère, parce qu’il sentait tout ce que sa mère dissimulait de souffrance intime. Pourtant il ne désarmait pas.

— La condamner, non ! Pourtant je préfère ne pas la revoir. Elle attend l’enfant d’un roi, même si jamais aucun d’eux ne porte couronne, et moi je me vois mal pliant l’échine et le genou devant une altesse royale dont jusqu’à ce malheureux matin de printemps j’ai espéré faire un jour ma femme. Non, mère ! Ne me demandez pas d’aller faire ma cour à madame la duchesse de Normandie ! Je ne pourrais me tenir et je crois, Dieu me pardonne, que je serais capable… oui… de l’injurier ! Peut-être même de la frapper !

— Vous, mon fils ? Vous laisser aller à de telles extrémités ? Vous dont le père est mort pour nos convictions sous les balles des gens de la Révolution ?

— Je partage ces convictions, mère, et je mourrais pour elles. Et vous le savez bien ! Si Elisabeth était en danger, s’il lui fallait un défenseur, je serais celui-là, mais tant qu’il s’agit de la comtempler en train de rêver d’un autre et de couver son ventre, ne comptez pas sur moi ! Ce soir, je vous remplacerai auprès de vos invités.

Il s’était enfui sans que Rose cherche à le retenir, fière malgré tout de le voir réagir en homme déterminé, même si cet homme-là souffrait. Et ensuite, contente de lire une déception sur le visage d’Elisabeth lorsqu’il avait bien fallu lui faire connaître l’attitude de celui qu’elle aimait le plus, peut-être, après Charles-Louis.

Guillaume et ses garçons vinrent aussi à cette messe de la Nativité, apportant avec eux l’odeur de cuir et de sueur des chevaux, emplissant l’étroit sanctuaire de pierres moussues d’une présence mâle qui d’année en année s’imposait davantage aux gens du pays : il y avait eu Guillaume Tremaine ; à présent, il y avait les Tremaine. Même si Adam, de complexion moins rude que son père et son frère, se contentait, dans cette rousse trinité, du rôle d’un esprit pas trop saint mais singulièrement débonnaire. Lui aussi malgré tout grandissait, muait et sa voix argentine qui faisait encore merveille l’an passé dans les cantiques de Noël se permit quelques couacs en cherchant à s’envoler dans les notes claires et triomphantes de l’Adeste fideles. Ce qui amusa beaucoup la petite Amélie : le compagnon d’escapades campagnardes ferait bientôt un chevalier servant tout à fait sortable.

L’office nocturne terminé, on se sépara : Mme de Varanville se devait de présider la table du réveillon préparé pour ses hôtes au grand chagrin de Victoire, sa fille aînée, qui depuis l’arrivée d’Arthur en pays de Cotentin, vouait à celui-ci une admiration sans bornes : la blonde fillette avait espéré passer cette soirée auprès de lui et peut-être attirer enfin son attention, comme les sirènes de l’Antiquité charmaient le voyageur, par les notes incroyablement pures et belles qu’elle savait tirer de sa harpe et parfois de sa propre voix quand elle osait chanter. Elle avait espéré, oui, mais en convenant intérieurement qu’elle s’illusionnait : le fils de Guillaume, muré dans son orgueil et ses propres pensées, n’avait que faire d’une gamine de treize ans : il n’avait d’yeux que pour sa sœur, cette Elisabeth que Victoire n’avait jamais beaucoup aimée, dont on ne savait trop où elle avait bien pu passer pendant six mois – dans un couvent, disait-on, comme si c’était vraisemblable avec un tel caractère ! –, et qu’à présent on entourait de soins et d’un inexplicable respect. Il est vrai qu’elle avait beaucoup changé, arborant, avec une beauté nerveuse de pur-sang, une allure d’altesse et ce charme prenant que l’amour comblé confère à la plus laide. Or Elisabeth était bien loin d’être laide.