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Il fallut donc se séparer. Au son des cloches se répondant à travers la campagne paisible, les Tremaine reprirent leurs chevaux et s’enfoncèrent au galop dans la nuit scintillante tandis que la voiture des dames de Varanville reprenait le chemin de leur demeure ; mais dans l’obscurité capitonnée de l’élégante berline maternelle, Victoire put cacher les larmes qui lui venaient. Dieu seul savait quand, désormais, elle reverrait le garçon qu’elle aimait ! Les relations avec les Treize Vents n’étaient plus ce qu’elles étaient. Quelque chose s’était brisé entre mère et M. Tremaine alors que l’année précédente – juste un an plus tôt ! – l’avenir paraissait si aimable, si rempli d’espoirs ! Victoire se souvenait bien de ce grand dîner de Noël aux Treize Vents où sa mère et Guillaume étaient apparus à tous sous le jour nouveau de gens qui se découvrent l’un l’autre. Quelle charmante fête on avait eue là ! Comme Maman était jolie et que M. Tremaine, visiblement sous le charme, était donc galant et, attentionné ! On aurait presque pu dire émerveillé ! Et puis toute cette joie de vivre s’était changée tout d’un coup en grimaces, en larmes et en angoisses. Il y avait eu l’arrivée de cette miss Tremayne, la nièce anglaise, après laquelle plus rien n’avait été comme avant. On aurait dit qu’elle avait apporté dans ses malles un vent de malheur et de désolation. Il y avait eu la grave maladie d’Alexandre… grâce à laquelle Victoire et sa sœur étaient venues chercher refuge à La Pernelle, emmenées par M. Tremaine pour leur éviter la contagion. Le temps le plus délicieux que Victoire eût jamais connu, bien qu’elle ait eu très peur pour la vie de son frère. Mais elle respirait à côté d’Arthur ; elle voyait Arthur tous les jours ; elle s’asseyait à la même table, elle recevait des leçons de son précepteur et, parfois, il arrêtait un peu ses chevauchées pour se rencogner dans un angle obscur du salon et l’écouter jouer. Sans se montrer, bien sûr, mais elle le savait là et son cœur se dilatait de bonheur.

Un soir, la veille de son retour à Varanville, Lorna Tremayne était descendue pour souper en s’excusant sur sa crainte de la contagion auprès des petites Varanville – mais avec quelle désinvolture ! – et de n’avoir encore jamais accepté de les rencontrer. C’était une femme éblouissante et la demi-sœur d’Arthur : deux bonnes raisons pour Victoire de l’admirer. Pourtant, la fillette n’avait éprouvé pour elle aucune attirance. Peut-être parce qu’elle devinait un être à la fois passionné et calculateur, très difficile à vivre de toute façon ! Si difficile même qu’Elisabeth s’était exilée des Treize Vents parce qu’elle ne pouvait plus l’accepter.

Un autre espoir encore, ce séjour d’Elisabeth ! Victoire guetta, jour après jour, la visite d’Arthur à sa sœur. Malheureusement, il ne parut pas une seule fois et la fuite d’Elisabeth sonna la fin des relations de naguère. Jusqu’à la messe de Chanteloup, la fillette ne revit pas le garçon qu’elle aimait.

Sa présence lui fut une grande joie, mais si brève ! Elle n’eut de lui qu’un salut qui lui parut tiède et un sourire qu’elle jugea distrait. Peu de chose en vérité pour une si longue attente ! Aussi, en descendant de voiture, Victoire pria-t-elle sa mère de l’autoriser à monter se coucher. Permission qui lui fut accordée avec un baiser maternel plus tendre encore que de coutume : depuis longtemps Rose savait à quel rythme battait le cœur de sa fille, mais la jugeait trop jeune encore pour lui en parler, espérant d’ailleurs qu’avec le temps cet amour d’enfant s’effacerait de lui-même. Sans y croire vraiment, d’ailleurs : ces Tremaine faisaient partie des êtres les plus difficiles à oublier qui soient ! Elle se promit seulement de veiller sur Victoire plus attentivement encore que par le passé : c’était si triste de pleurer pendant la nuit de Noël quand la terre et le Ciel chantent l’espérance !

C’est donc en la seule compagnie des gens du château que Mme de Chanteloup et sa jeune compagne rentrèrent après la messe, mais ni l’une ni l’autre n’en éprouvait d’amertume : ceux qu’elles aimaient les avaient rejointes le temps d’un office pour apporter leur présence, leur sollicitude et leur tendresse et cela leur suffisait pour aborder dans la sérénité une longue solitude à deux qui allait tisser entre ces femmes, chacune à un bout de la vie, et qui se connaissaient mal, des liens aussi étroits que si l’une eût été l’aïeule de l’autre. Une affection était en train de naître qui se nourrirait de confiantes causeries au coin du feu tout en tirant l’aiguille pour confectionner une layette digne d’un enfant de France. Presque toutes les femmes de la maison furent employées à couper, coudre, broder, tricoter et finalement entasser dans trois commodes le linge marqué d’une fleur de lys et les petits vêtements de velours, de soie ou de laine destinés à celui que l’on attendait. L’idée qu’il pourrait s’agir d’une fille n’effleurait même pas Elisabeth, ancrée dans sa certitude : l’enfant de son prince ne pouvait être qu’un garçon, le digne continuateur d’une lignée de souverains issus de la nuit des temps.

Contrairement à ses habitudes qui l’entraînaient plus volontiers aux écuries qu’au salon lorsqu’elle était chez son père, la jeune femme prenait un vif plaisir à voir naître entre ses mains, sous la direction d’Étiennette Heurteloup, la vieille camériste de la comtesse, les menus habits dont elle vêtirait son fils et à manier les tissus que Rose de Varanville se chargeait d’acheter avec l’argent mis par Guillaume à la disposition de sa fille. C’était pour elle la plus tendre façon de se rapprocher d’un époux dont le souvenir ne la quittait pas : pour chasser l’angoisse que lui mettait sans cesse au cœur l’absence de nouvelles, Elisabeth imaginait l’instant merveilleux entre tous où, revenu la chercher, il recevrait de ses mains un bébé blond aux yeux bleus niché dans la soie et la dentelle.

Avec un peu de chance, peut-être Louis-Charles serait-il là pour la naissance.

Troisième partie

La déchirure

1804

Chapitre XI

La colère de Guillaume

Le premier jour de l’an nouveau, Guillaume et ses fils vinrent embrasser la future mère et lui porter des présents : comme à Chanteloup, on s’occupait beaucoup, aux Treize Vents, de la prochaine naissance. Clémence Bellec et Lisette filaient et tricotaient. Elles faisaient cela le soir, parfois assez tard, lorsque Kitty était retirée pour la nuit auprès de sa maîtresse. Non par défiance véritable : comme les autres serviteurs de la maison, elles plaignaient plutôt la pauvre femme soumise à longueur de journée et de nuit aux caprices et aux humeurs de Lorna.

Partagée entre l’ancienne affection et la pitié, Kitty usait ses forces à satisfaire de son mieux les désirs d’une femme obsédée par une idée fixe : retrouver « son » enfant, obliger Guillaume à l’épouser pour, finalement, tirer de lui une vengeance qui la paierait d’une aversion qu’elle ne s’expliquait pas. En effet, sa beauté n’avait guère souffert des maux subis. L’éclat, sans doute, était moindre, mais Lorna s’acharnait à le récupérer, passant de longues heures à sa toilette puis vérifiant ensuite le résultat obtenu dans les regards éplorés du jeune Brent… Sur la vengeance en question, miss Tremayne ne donnait aucune explication, mais il n’était pas difficile de deviner qu’elle entendait devenir la maîtresse absolue des Treize Vents. Son orgueil, immense, n’admettrait jamais la défaite, et, à présent, il y mettait une sorte d’obstination maniaque. Il fallait que Guillaume s’ancre dans la tête qu’il devrait désormais et sa vie durant compter avec une femme prête à tout pour l’asservir.