C’était une convocation à se présenter devant les autorités. Tremaine retint une grimace. Bien qu’absolument sûr de son innocence, il n’aimait pas beaucoup cela : de création récente, la gendarmerie de Saint-Vaast était commandée par un brigadier fraîchement importé qui ne connaissait guère les habitants de la région. Il venait de Caen et il s’était déjà taillé la réputation d’un homme peu commode.
— Eh bien ! soupira-t-il, le mieux est de ne pas se faire attendre : je vais y aller tout de suite.
— Je vous accompagne, décida aussitôt le jeune homme.
— Pensez-vous que miss Lorna vous pardonnera plus facilement de m’apporter votre aide maintenant plutôt qu’il y a deux heures ?
— Cela n’a plus d’importance. De toute façon, il faut que je parte. Après ce que j’ai laissé faire, ma présence ici n’est plus supportable pour personne. Surtout pour les garçons ! Arthur va m’exécrer.
— Pas si je lui explique moi-même ce qui s’est passé ! Et vous me serez plus utile en demeurant. Alors, pas question de m’accompagner ! Miss Lorna ne doit pas être mise au fait de votre crise de conscience. Vous restez ici ; vous ne changez rien à vos habitudes et nous parlerons ce soir. D’ailleurs, je ne vois pas bien où vous pourriez aller. Vous êtes anglais et nous sommes en guerre !
Quelques minutes plus tard, en selle sur Trajan, Tremaine prenait le chemin de Saint-Vaast-la-Hougue.
Proche de la mairie, la gendarmerie arborait un drapeau tricolore en tôle peinte qui grinçait dans le vent quand Guillaume attacha son cheval presque au-dessous. La nuit tombait déjà, mais le visiteur connaissait bien cette grosse maison où s’abritaient plusieurs ménages : celui du brigadier et ceux de ses hommes. La porte en était déjà close et il dut tirer la chaîne de la cloche qui tinta à l’intérieur en contrepoint de quelques bruits de casseroles.
Quelqu’un dut tirer sur la corde commandant le loquet, car le vantail s’ouvrit, découvrant un large couloir où, sous une porte, filtrait un rai de lumière. Guillaume frappa, entra sans qu’on l’y invite et se trouva en face d’un personnage en uniforme bleu sombre assis derrière une table surmontée d’un casier. Au-dessus de lui, une image du Premier Consul décorait le mur blanchi à la chaux et, sur celui qui formait angle, des patères portaient cinq grands bicornes et, dans leurs fourreaux, des sabres légèrement courbes.
Le brigadier Pelouse pouvait avoir une quarantaine d’années. Il leva sur le nouveau venu un visage verni comme une belle pomme sous une impressionnante moustache et d’épais sourcils couleur de châtaigne mûre.
— Qu’y a-t-il pour votre service, citoyen ?
L’appellation révolutionnaire sonna désagréablement aux oreilles de Guillaume : elle lui rappelait de trop mauvais souvenirs et, dans un pays où tous ceux qui ne l’appelaient pas monsieur lui disaient Guillaume, voire « le » Guillaume ou Tremaine tout court, elle lui donnait d’emblée une fâcheuse impression. Cependant, il tira de sa poche le papier jaune et le donna en déclarant :
— Vous m’avez envoyé ça ! Je m’appelle Guillaume Tremaine et je suis prêt à répondre à vos questions.
— Ah !
Les prunelles du gendarme, d’un gris-vert plutôt dur, jaugèrent l’arrivant. Sans lui offrir de s’asseoir, il recula sa chaise de façon à pouvoir se balancer légèrement.
— Pas fâché de vous voir, citoyen ! Je ne suis pas ici depuis bien longtemps, mais j’ai déjà beaucoup entendu parler de vous et de votre maison de La Pernelle. En quelque sorte, vous êtes le seigneur de par ici ?
— N’étant pas noble, je ne suis le seigneur de rien du tout. D’autres possèdent les parchemins qui leur donnent ce titre… quand ils n’ont pas été brûlés. Pour ma part, je suis un simple bourgeois.
— Mais riche… fort riche même, à ce que l’on dit.
Dans la bouche de Pelouse, le mot sonnait comme une insulte. Guillaume eut un étroit sourire et haussa les épaules.
— Dans nos pays normands on a souvent tendance à exagérer. Je possédais autrefois un chantier naval ici-même, des moulins dans le Val de Saire ; j’ai donné tout cela à ceux qui s’en occupaient dans l’espoir qu’ils rendraient mes bienfaits à d’autres.
— Et vous de quoi vivez-vous ? De l’air du temps ?
— Nullement. Je suis armateur et j’ai quelques terres. Mais, dites-moi, brigadier, je croyais être à la gendarmerie. Me serais-je par harsard trompé et seriez-vous le nouveau percepteur ?
— Quand on interroge un suspect, on a le droit de poser certaines questions. Je n’ai pas l’honneur de vous connaître, citoyen : il faut donc que je me renseigne.
— Un suspect ? Et de quoi, s’il vous plaît ?
— D’enlèvement d’enfant… peut-être d’assassinat !
— Pas moins ? Eh bien !
Avisant une chaise dans un coin, Tremaine alla la chercher et s’installa, ce qui lui valut une immédiate protestation :
— Je ne vous ai pas autorisé à vous asseoir !
— En ce cas, vous voudrez bien m’excuser, mais j’ai une mauvaise jambe et je suis resté dessus suffisamment pour aujourd’hui. Et comme nous avons à causer, je me sentirai l’esprit plus clair pour vous répondre. À présent, je vais vous faire gagner du temps : vous avez reçu tout à l’heure la visite d’une jeune dame, miss Tremayne, qui se trouve être ma nièce…
— … et qui a fort à se plaindre de vous et des vôtres. Après lui avoir fait un enfant et lui avoir promis de l’épouser après la naissance, vous avez profité d’un grave malaise dont elle a été victime et au cours duquel elle a accouché pour vous emparer du bébé. Alors la question est celle-ci : qu’en avez-vous fait ?
— Que puis-je faire de ce qui n’existe pas ? Miss Tremayne se croyait enceinte et ne l’était pas. Si vous en doutez, interrogez le docteur Annebrun !
— Cette dame assure qu’il est votre complice.
— Alors arrêtez-le ! Et pendant que vous y serez arrêtez aussi tous ceux de ma maison ! Tous vous diront la même chose : ma nièce a été victime de ce que l’on appelle une grossesse nerveuse.
— Qu’est-ce que c’est que ça ?
— Cela veut dire que lorsqu’une femme désire ardemment avoir un enfant et que son état nerveux n’est pas des meilleurs, elle peut à force d’y croire en présenter les marques sans en avoir la réalité. Consultez donc là-dessus n’importe quel médecin de Valognes, de Quettehou, de Cherbourg même, il vous dira que cela peut se produire. Interrogez aussi un vétérinaire ! C’est courant chez les animaux. Malheureusement, ma nièce, dont l’esprit n’est pas bien solide, est persuadée avoir mis au monde un bébé.
— Mmmm… ouais ! C’est une drôle d’histoire que vous me contez là ! Plutôt difficile à croire !
— Que puis-je vous dire d’autre ? C’est sa parole contre la mienne, et comme vous ne nous connaissez ni l’un ni l’autre…
— Je ne vous le fais pas dire. Pendant que j’y pense : qui c’est, l’homme qui l’accompagnait ? Et qui aurait bien voulu qu’elle ne parle pas, d’ailleurs ?
— Vous auriez pu le lui demander. Il se nomme Jeremiah Brent et c’est le précepteur de mes fils. Il est tout dévoué à ma nièce, mais il n’est pas du tout satisfait de sa dénonciation. Il voulait même revenir avec moi.
— Ça, c’est encore vous qui l’affirmez ! Mais au fait, ce bonhomme, il est anglais ? Et quand vous parlez de votre nièce vous l’appelez miss ?
— Oui. Elle est anglaise, elle aussi. Tous deux se trouvaient chez moi quand la guerre a éclaté : il ne leur a pas été possible de rentrer et…
Le brigadier se leva soudainement. La colère durcissait encore ses petits yeux couleur de granit moussu.