Madame Pelouse attendait en effet un heureux événement en vue duquel la vieille sage-femme avait été déjà appelée afin de surveiller le bon déroulement de la grossesse. Le petit discours que celle-ci venait de débiter possédait tout ce qu’il fallait pour faire réfléchir le brigadier. D’abord la référence à Bonaparte le fit changer de couleur, puis l’attentive sollicitude envers la future mère donnait à Pelouse une occasion de se sortir d’un mauvais pas sans trop de dommage aux yeux de ses concitoyens, et même en gagnant peut-être un rien de popularité dans un bourg où l’on avait plutôt tendance à le regarder avec méfiance. Pelouse était doté d’assez de jugeote pour comprendre où se trouvait son intérêt. En outre, il estimait beaucoup Mlle Le Houssois et puisque toute le monde lui assurait que la belle dame n’était pas dans son bon sens, Guillaume fut relâché sur l’heure aux acclamations de tous. Avec même un petit semblant d’excuses qu’il accepta en tendant une main sans rancune à son tourmenteur de la veille.
L’incident clos, et après avoir remercié chaudement ses vaillants défenseurs –, Tremaine n’en continua pas moins à couver sa colère. Elle explosa lorsqu’il atteignit sa demeure restée toute la nuit sur le pied de guerre. Sans grands éclats, d’ailleurs, mais avec une détermination froide qui ne laissait guère place à la discussion : Lorna allait être priée de quitter la maison le jour même…
La sentence tomba dans un silence général mais approbateur. Arthur se contenta de hausser les épaules en murmurant :
— Vous n’avez été que trop patient, père ! Je n’aurais jamais cru Lorna capable de ça !
Seul, Pierre Annebrun qui, connaissant bien son ami, sentait tout ce qu’il avait accumulé de fureur et craignait qu’il ne s’abandonnât à la violence, osa une mise en garde :
— Tu ne crains pas de la pousser à bout ? Tu sais déjà juqu’où elle peut aller…
— Je ne vois pas bien ce qu’elle pourrait faire de pire ! Sans votre aide à tous, je risquais de pourrir en prison pendant que la maréchaussée aurait mis ma maison et mon jardin au pillage pour chercher un corps de bébé, laissant ainsi à Pelouse le temps de porter la plainte de Lorna devant des juges, le procureur consulaire et Dieu sait qui ? Je ne peux plus supporter de la sentir dans ces murs occupée à manigancer Dieu sait quel traquenard nouveau…
— Veux-tu que je la prenne chez moi ?
— Mon pauvre vieux ! Elle te déteste presque autant que moi ! Elle serait capable de t’empoisonner avec l’une de tes mixtures. Mais je te remercie. Sois tranquille ! Je vais faire en sorte qu’elle s’éloigne suffisamment pour que nous puissions enfin vivre en paix. Et si tu veux le fond de ma pensée, je suis malgré tout assez satisfait du prétexte qu’elle me donne de pouvoir la renvoyer. J’ai trop peur qu’elle n’en vienne à découvrir la vérité au sujet d’Elisabeth.
— Tu as peut-être raison, après tout ! Mais fais attention !
Retirée dans sa chambre, Lorna, cachée derrière les rideaux, avait assisté au retour de Guillaume. Sachant bien qu’il allait sans doute lui demander des comptes, elle l’y attendait, tapie comme une araignée au cœur de sa toile, prête à combattre avec toutes ses armes l’homme dont elle ne savait plus très bien si elle le haïssait plus qu’elle ne le désirait.
Quand il entra, érigeant dans le cadre obscur de la porte sa haute silhouette menaçante, elle se tenait assise devant sa table à coiffer, examinant ses ongles avec une attention excessive.
— Je crois, fit la voix grave de Guillaume, que vous avez dépassé les bornes permises.
— Ils vous ont relâché ?
— Comme vous le voyez ! Vous n’imaginiez pas, je pense, qu’il suffisait d’une dénonciation pour me livrer pieds et poings liés à une justice qui a bien assez d’ouvrage sans s’occuper des innocents ?
— Je l’espérais pourtant ! Et vous n’êtes pas innocent : vous avez pris mon fils pour le faire disparaître et…
— Assez avec cette fable délirante et trop commode ! Vous n’avez jamais été enceinte et vous le saviez au fond de vous-même. C’est pourquoi vous ne vouliez pas consulter de médecin. Maintenant, vous êtes allée trop loin. Je ne veux plus de vous. Avant ce soir, vous aurez quitté ma maison pour n’y plus revenir.
Elle prit feu aussitôt.
— Vous prétendez me jeter dehors comme une servante malhonnête ? Et vous croyez que je vais me laisser chasser ?
— Je ne vois pas quelle résistance vous pourriez opposer. Kitty a déjà reçu l’ordre de préparer vos malles. Elle est dans la garde-robe de votre ancienne chambre en train de ranger vos vêtements.
— Et pour aller où, s’il vous plaît ? Dans quelque auberge où j’aurai pour seule perspective de mourir de faim ? Me chasserez-vous purement et simplement dans la campagne alors que nous sommes au cœur de l’hiver ?
— Après ce que vous avez fait, vous ne mériteriez pas mieux. Depuis un an, vous n’avez pas cessé un seul instant de travailler à la destruction de ma famille. Vous avez en partie réussi mais cela ne vous suffisait pas : vous venez de couronner votre œuvre en me dénonçant comme un vulgaire bandit de grand chemin dans le seul espoir de m’éloigner peut-être à jamais et de pouvoir régner seule ici. Ce qui était une lourde erreur : vous auriez trouvé tous ceux des Treize Vents dressés contre vous derrière Arthur, qui a tout ce qu’il faut pour devenir plus tard le maître du domaine et qui ne vous pardonne pas le mal accompli.
— Le mal ? Vous m’y avez bien un peu aidée, non ? Et surtout vous oubliez trop vite. Quand je suis arrivée ici, je vous plaisais. Peut-être même m’avez-vous aimée vraiment.
— Non, jamais Je me suis toujours méfié de vous, mais je reconnais que je me suis mal gardé. Vous me plaisiez, c’est vrai. Vous êtes trop belle pour ne pas retenir au moins un moment le regard d’un homme.
— Vous avez fait plus que me regarder. Il n’y a pas un pouce de mon coprs que vous n’ayez touché, caressé… Souvenez-vous de notre nuit aux Hauvenières ! Les instants brûlants vécus dans vos bras sont de ceux qui ne peuvent s’effacer. Pour ma part, je ne cesse de les revivre et je suis certaine, si vous voulez bien être franc, qu’il vous arrive d’y penser. Nous avons été marqués du même fer rouge, Guillaume. Alors pourquoi nier l’évidence ?
— Je l’ai répété cent fois : j’ai perdu la tête. Durant cette maudite nuit quelque chose m’a mis le sang en feu. C’était comme si j’avais bu un philtre et pendant quelques heures j’ai été fou, vraiment fou de vous, mais…
— Vous voyez bien ! s’écria-t-elle, triomphante.
— … mais je n’étais pas à une lieue de vous sur le chemin du retour que j’en éprouvais une honte affreuse. J’avais trahi avec vous et dans son lit l’amour que je portais à Marie, votre mère, et j’allais devoir affronter les regards de son fils et de mes autres enfants. Oh ! oui, je l’ai regretté, ce moment de délire et, malheureusement, vous avez tout mis en œuvre pour que ces regrets deviennent remords insupportables ! Croyez-moi ! Il est temps, grand temps que nous nous séparions. Vous savez très bien que la partie est perdue, que je ne vous épouserai jamais. Essayons de ne pas nous exécrer !
— C’est bien ce que je pensais : ce qui vous gêne, c’est votre conscience bourgeoise mais je sais, moi, que si j’étais votre femme je pourrais réveiller la passion devant laquelle vous reculez parce que je vous aime comme jamais personne ne vous a aimé. Pas même ma mère, cette sotte ! Elle pouvait être vôtre sa vie durant et elle a choisi ce terne sir Christopher qui…
La phrase s’acheva sur un cri de douleur. Incapable de se contenir devant l’insulte infligée à celle qu’il avait tant aimée, Guillaume venait d’assener à Lorna une gifle retentissante.