— Je vous interdis de parler de Marie, vous entendez ?
Sous le feu de la colère, les larmes qui emplissaient les yeux de la jeune femme séchèrent instantanément. Telle une vipère qui va mordre, elle se redressa et fit front.
— Frappez si ça vous chante, vous n’étoufferez pas pour autant la vérité même s’il y a des mois que vous vous débattez contre elle !
— Et quelle est cette vérité ?
— Ouvrez les yeux et vous la verrez ! La vérité, c’est que nous avons été l’un à l’autre dès le premier regard échangé et que nous n’y pouvons rien. La vérité, c’est que je vous appartiens toujours, qu’il vous suffit d’ouvrir les bras pour vous en convaincre… et que je ne veux pas vous perdre !
Un élan soudain la jeta contre lui, les bras noués autour de son cou, l’enveloppant du parfum dont, en effet, il gardait le souvenir, l’enlaçant si étroitement qu’il pouvait sentir chaque parcelle de son corps. Jamais peut-être Lorna n’avait été si belle qu’à cet instant où elle voulait forcer la victoire, s’emparer envers et contre tout de cet homme assez âgé pour être son père mais qu’elle désirait plus que tout au monde. Et Guillaume, l’espace de quelques secondes, sentit sa raison vaciller, mais soudain, à la place du visage qui s’offrait, il en vit un autre, ravissant et doux, dont les yeux couleur de mer lui souriaient… Rose ! Rose qui peut-être se détournait de lui mais que, pour rien au monde, il n’eût voulu décevoir jusqu’au dégoût.
Sans la moindre douceur, il détacha de lui la jeune femme qu’il jeta presque sur le lit où elle dut s’accrocher à une colonnette pour ne pas tomber.
— Vous ne pouvez pas me perdre puisque je ne vous ai jamais appartenu. Quant à m’aimer, je n’en crois rien. Vous tenez à moi parce que je vous oppose une résistance à laquelle personne jusqu’à présent ne vous a habituée. Votre imagination a fait le reste. Alors, cessez de gâcher votre vie et la mienne ! Vous avez vingt-huit ans, vous êtes toujours très belle, l’avenir est à vous. Quant à nous autres, gens des Treize Vents, vous nous oublierez assez vite quand vous nous aurez quittés.
— C’est impossible ! Même si vous ne croyez pas à mon amour, il y a Arthur. Puis-je oublier mon jeune frère ?
— Non, sans doute. Cependant, sachez qu’il représente une raison de plus pour vous éloigner si vous voulez qu’il vous rende l’affection d’autrefois. Vous l’avez beaucoup déçu. Plus tard, quand il sera un homme… quand le temps aura passé, il vous rendra peut-être l’ancienne tendresse. Essayez de la retrouver, elle en vaut la peine, croyez-moi !
— Que me chantez-vous là ? Arthur ne s’occupe plus de moi. C’est Elisabeth qu’il aime… peut-être un peu trop ! À cause d’elle, il s’est détourné de moi alors qu’il aurait dû être mon allié. Je n’ai que faire d’Arthur ! Notre grand-mère Vergor avait raison : il n’est rien d’autre qu’un bâtard…
— Comme si cette vieille chipie sans cœur était capable d’apprécier un garçon de sa qualité ! fit Guillaume en haussant les épaules. Mais brisons là ! Il est temps de nous séparer et de préparer votre départ. Tout ce que vous pourriez ajouter ne changera rien à ma décision.
— Même si je vous demandais pardon ? si je jurais de ne plus jamais chercher à vous nuire ?
— Non, parce qu’il m’est impossible d’avoir confiance en vous. Soyez raisonnable, Lorna, et tâchons d’en finir avec un peu d’élégance !
Elle marcha jusqu’à la cheminée pour offrir ses mains à la chaleur du feu. Elle lui tournait le dos à présent et il crut voir que ses épaules tremblaient légèrement.
— Et où voulez-vous que j’aille ? demanda-t-elle d’une voix lasse. Vers quelle misère allez-vous me jeter, seule et sans protection dans un pays ennemi ?
Il réprima un sourire : quel nouveau personnage allait-elle jouer maintenant ? Celui d’une victime sans doute ?
— Ne me faites pas plus noir que je ne suis ! Il n’a jamais été question de vous jeter dehors en traînant vos malles après vous ! Je ne veux pas qu’Arthur puisse un jour me reprocher une quelconque cruauté. Vous demeurez ma nièce et, à ce titre, je vais vous assurer une existence confortable jusqu’à ce qu’il vous soit possible de regagner l’Angleterre. J’ai envoyé Daguet à Valognes ; il va revenir avec une chaise de poste qui vous conduira à Paris.
— À Paris ? fit Lorna avec un petit rire qui ressemblait assez à un sanglot. Vous aviez promis de m’y emmener… en voyage de noces !
— Je n’ai rien promis de tel. Une fois de plus, nous nous sommes mal compris. L’idée m’en était venue parce que M. de Talleyrand souhaitait tellement vous revoir, qu’il est ministre des Relations extérieures et qu’il a gardé, même à présent, certaines relations avec l’Angleterre. Il peut vous aider à rentrer chez vous.
Elle fit soudain volte-face. Guillaume vit alors qu’elle avait rougi sous la poussée d’une nouvelle vague de colère.
— Voilà donc ce que vous prépariez, alors même que vous me croyiez enceinte ? Oh ! c’est indigne ! Et vous aviez promis de m’épouser ?… En réalité, vous avez toujours voulu vous débarrasser de moi.
Guillaume se traita mentalement d’imbécile. Ce qu’il venait de laisser échapper le mettait dans un mauvais cas. À présent, la franchise valait mieux que toute autre tactique :
— Je ne vous l’ai jamais caché, même si c’est désagréable à entendre. C’est vrai : j’espérais, en vous ramenant dans un monde qui vous est familier, au milieu de gens prêts à vous admirer, vous pousser à reconsidérer votre décision, parce que j’ai toujours su qu’un mariage entre nous serait un désastre. Je vous aurais seulement supportée. Et pendant combien de temps ?
— Non. L’enfant nous aurait unis et je me sens assez forte pour conquérir votre cœur.
— S’il était vacant peut-être, fit Guillaume avec un mince sourire, mais ce n’est pas le cas !
— Vous voulez dire que vous êtes amoureux de cette Rose de Varanville, de cette paysanne ? C’est une rivale négligeable.
— Quel orgueil insensé ! Vous n’êtes même pas digne de ramasser son mouchoir ! Son charme est infini et, en outre, elle est pure et bonne ; ce que vous ne serez jamais. En voilà assez maintenant : vous partirez tantôt pour Paris. Outre de l’argent, je vais vous donner une lettre pour mon ami le banquier Lecoulteux du Moley. Il veillera sur vous, trouvera un logis conforme à vos goûts et assurera votre existence en mon nom…
— Je sais qui il est : je l’ai déjà rencontré, mais… vous prenez de grands risques en faisant allusion à mes goûts : je suis tout à fait capable de vous ruiner !
— Lecoulteux n’est pas idiot. Il saura où placer les limites. D’ailleurs, une autre lettre que la poste va emporter lui annoncera votre arrivée et les dispositions que je compte prendre… jusqu’au jour où il vous sera possible de rentrer en Angleterre.
— Et si je ne veux pas aller à Paris ? Pourquoi, après tout, n’irais-je pas aux Hauvenières ? J’y serais presque chez moi !
— Non. C’est trop près ! Et la maison est à Arthur qui ne souhaite pas vous la prêter… Je crois que nous nous sommes tout dit et je vais, à présent, préparer ce que vous allez emporter. Je laisse la place à Kitty !
— Un instant encore, je vous prie ! Vous me faites partir seule avec Kitty ?
— Vous êtes venues seules, il me semble ?
— Sans doute, mais… je suis moins bien qu’alors. Voyager avec un homme me tranquilliserait. Si Jeremiah Brent pouvait m’accompagner ? Il s’est toujours montré si… attentif ! Et puis je le connais depuis longtemps. Si Arthur me refuse sa maison, il sera peut-être moins intransigeant pour son précepteur ?