— Non. Dans un sens, je préfère qu’elle ne soit pas là et que la nouvelle lui soit portée par vous, son père. Vous saurez peut-être la rendre moins cruelle. Moi, je suis plutôt brutal.
— Quelle nouvelle ? émit Guillaume, inquiet de la tournure prise soudain par la conversation.
— La pire pour une jeune femme éprise de son époux : le prince est mort.
— Mort ? souffla Guillaume abasourdi. Mais comment est-ce possible ?
— Oh ! tout est possible aux temps que nous vivons ! À peine arrivé en Angleterre, Louis-Charles, au lieu d’être conduit à Londres comme je le pensais, a été emmené dans l’île de Wight et enfermé au château de Carisbrooke en dépit de mes protestations. Il a été abattu en tentant de s’évader. C’est aussi bête que ça ! Voilà ce que vous allez devoir dire à sa jeune épouse. Moi, je ne m’en sens pas le courage.
Tandis que Bruslart débitait ses quelques phrases, Tremaine, le choc passé, l’observait. Quelque chose clochait. Le ton du chevalier surtout ! On aurait dit qu’il récitait une leçon en se dépêchant, comme s’il souhaitait s’en débarrasser. Pour essayer d’en savoir plus, Guillaume choisit le sarcasme :
— Vous voilà bien délicat tout à coup ! Pourtant vous étiez contre ce mariage : vous le jugiez stupide, inconvenant…
— Inconvenant, non. Stupide, oui. Quand on veut devenir roi on ne commence pas par épouser une bergère.
— Pour laquelle, d’ailleurs, vous ne débordiez pas de sympathie. Alors, pourquoi vous décharger sur moi d’une mission qui vous incombe ? Demain, je vous conduirai auprès de ma fille et vous lui direz ce qu’il en est. Avec les détails bien sûr, car elle va vous en demander. Et beaucoup !
— Je ne serai plus là demain matin. Je repars tout à l’heure.
— Déjà ? Mais vous avez besoin de repos. On vous a préparé une chambre et…
— Le repos viendra plus tard. Il faut que je sois à Valognes avant le jour.
— À merveille ! Je vous accompagne. Nous passons au château où réside ma fille et vous atteindrez la ville à temps. Ce n’est qu’un léger détour.
— Non, je vous remercie, mais vous saurez mieux que moi trouver les mots. J’ai horreur de voir pleurer une femme.
— Je serais là pour vous assister, fit Guillaume avec un sourire qui ne présageait rien de bon. Et de fait il changea de ton brusquement : « Voulez-vous que je vous donne la vraie raison pour laquelle vous ne tenez pas à voir la “duchesse” ? C’est parce que vous craignez son regard trop clairvoyant et surtout ses questions ».
— Je ne vois pas pourquoi je pourrais redouter…
— Oh ! que si ! Et cela parce que vous ne m’avez pas dit la vérité. Votre histoire sonne faux.
— Qu’est-ce qui peut vous faire penser cela ?
— Disons que j’ai un flair étonnant pour déceler un mensonge. Alors, la vérité et vite ! Il est vraiment mort ?
Bruslart se livra visiblement à un débat intérieur avant d’avouer, de mauvaise grâce :
— Non, mais il vaudrait mieux qu’il le soit. Et d’abord pour votre fille.
— Je ne vois pas pourquoi.
— C’est à la fois l’évidence et votre chance. Elle n’a que seize ans. Veuve, elle peut se refaire une autre vie.
— Je vous croyais respectueux de la religion, monsieur le chevalier de Bruslart. Tenez-vous pour foutaise le mariage célébré par l’abbé Nicolas ?
— Dieu m’en garde ! Mais, sans votre approbation, il demeure entaché d’illégalité. En cas extrême, Rome aurait le pouvoir de le dissoudre, et n’y aurait pas manqué si le prince était parvenu à reconquérir son trône. Alors, croyez-moi ! Mieux vaut qu’il soit mort pour elle. De toute façon, il s’écoulera peut-être peu de temps avant qu’il ne le soit réellement.
Peut-être crut-il avoir convaincu son interlocuteur, car celui-ci alla agiter une sonnette qui fit apparaître Valentin.
— Apportez-nous du café, des eaux-de-vie. À moins que mon hôte ne préfère du vin ? ajouta-t-il avec un coup d’œil interrogateur à l’adresse de Bruslart.
— Non, le café ira très bien… mais…
— Nous avons à parler et moi, en tout cas, j’en ai besoin… Maintenant reprenez votre place et racontez-moi tout !
— À quoi bon ? Ces deux êtres ne vivront plus jamais ensemble. Comprenez donc ! Il vaut mieux qu’elle le croie mort ! Elle oubliera plus vite.
— Elisabeth n’est pas de celles qui oublient. En outre, elle a la meilleure raison de garder le souvenir de son époux : elle sera mère au mois de juin.
— Mon Dieu ! Il ne pouvait rien arriver de pire !
Dans son fauteuil, Bruslart, tassé sur lui-même, semblait avoir rétréci. Il semblait vraiment accablé. Au point que Tremaine eut pitié de lui.
— Est-ce que vous n’exagérez pas un peu ? Pourquoi serait-ce le pire ?
— Oh ! pas pour lui ! Il est probable qu’il ne saura jamais qu’il est père. Mais elle… Comprenez donc, Tremaine, que si l’on apprend à Londres l’existence de cet enfant, il sera en danger continuel. Sa mère aussi. Sauf si la duchesse a le bon esprit de mettre au monde une fille.
— Si vous m’expliquiez ?
Lorsque Valentin eut servi ce qu’on lui demandait, le chevalier de Bruslart, comprenant enfin qu’il ne s’en tirerait pas si facilement, entama son récit.
— Vous savez déjà que Londres a exigé le retour du prince sous le prétexte que l’affaire lui semblait mal engagée et que les chances de réussite diminuaient de jour en jour, mais ce que vous ne savez pas, c’est que derrière l’aide accordée par l’Angleterre, il y avait une femme.
— Si. Madame de Vaubadon me l’a appris.
— Tant mieux. Elle vous a donc dit que cette dame proche de la famille royale possède à la fois fortune et crédit auprès de William Pitt que la reprise de la guerre a ramené au pouvoir. Jeune et belle, lady Lucy – vous me permettrez de ne pas donner son nom – s’est éprise du prince dès leurs première rencontre lorsqu’il est arrivé de Malte. Elle l’a autant dire recueilli avec l’approbation du gouvernement et il a séjourné longtemps dans son château d’Écosse. Naturellement, elle l’a soutenu dans son désir de reconquête avec peut-être l’arrière-pensée, sinon de devenir reine, ce qui présenterait peut-être quelques difficultés – et encore ! –, tout au moins d’obtenir de la reconnaissance du nouveau roi, ou de son amour, une place rappelant celle de Diane de Poitiers auprès d’Henri II bien que la différence d’âge soit beaucoup moindre. Il semble même que des liens assez tendres sur l’étendue desquels nul ne peut se prononcer les aient unis l’un à l’autre au début mais, naturellement, le prince n’a jamais laissé supposer qu’une autre image habitait son cœur, comme disent les poètes. C’est également lady Lucy qui a confié le soin de veiller sur le prétendant au baron de Sainte-Aline, un émigré aux dents longues qui était de ses amis…
— Était ? Sont-ils brouillés ?
— Pas le moins du monde ! Mais ne m’interrompez pas pour des futilités. Je n’ai jamais été un conteur ! Voilà donc le petit groupe, augmenté de deux ou trois hommes rompus aux aventures, qui passe en France pour y connaître la fortune assez piteuse que vous savez. En effet, une fois à pied d’œuvre, Sainte-Aline, qui ne visait rien de moins qu’un poste de Premier ministre, mais n’est pas tout à fait idiot, s’est vite rendu compte de la minceur des succès que l’on pouvait attendre. Surtout après la célébration du mariage avec votre fille !
— Vous aussi, à ce que l’on m’a dit.
— Je ne l’ai jamais caché et je continue à penser que c’était la sottise à ne pas commettre, tout en comprenant parfaitement les sentiments du prince lorsque j’ai vu Mme Elisabeth. Mais Sainte-Aline, lui, l’a détestée d’emblée. Il a tout fait pour s’en débarrasser. À Paris, par exemple, il s’est arrangé pour qu’elle reste en arrière quand la police et arrivée chez Quentin Crawfurd, et il espérait bien que Fouché ne la lâcherait pas de sitôt, mais il avait compté sans vous.