« C’est à ce moment-là qu’il a fait envoyer un message à lady Lucy lui conseillant de mettre un terme à l’aventure en faisant récupérer le prince sur la côte normande. Sans évoquer, bien sûr, le fameux mariage dont il espérait bien que sa bailleuse de fonds n’entendrait jamais parler. Vous savez ce qui s’est passé sur la plage de Vierville, mais ce que vous ignorez sans doute, c’est que la duchesse avait été droguée par une servante de Mme de Vaubadon pour qu’elle n’oppose pas de résistance au moment de la séparation et qu’au retour la même servante, payée par Sainte-Aline, était chargée de l’empoisonner purement et simplement.
— Et Mme de Vaubadon savait ça ? s’écria Guillaume, horrifié.
— Non. Elle aime l’argent, mais son mari, dont elle est séparée, ne l’en laisse pas manquer. Elle ne ferait jamais une chose pareille. C’est une royaliste fervente et une femme du monde. Venons-en à présent aux aventures en Angleterre. La frégate qui croisait sous les îles Saint-Marcouf nous a déposés à Portsmouth, où l’équipage de lady Lucy nous attendait pour nous conduire à Londres : le prince et Sainte-Aline dans le magnifique hôtel que celle-ci possède dans Mayfair, moi… chez une amie assez proche de lady Lucy à tous les sens du terme.
« Inutile de dire que, durant tout le voyage, le prince était profondément abattu, en dépit des efforts de Sainte-Aline pour le réconforter et, surtout, pour obtenir de lui qu’il ne dise mot de son mariage, sachant bien quelles pourraient être les réactions d’une femme amoureuse. Et, les premiers jours, il put croire avoir été entendu. Lady Lucy attribuait tout naturellement la sombre mélancolie de son hôte à l’échec trop récent pour n’être pas cuisant. Elle se montrait d’une remarquable discrétion, ne posant pas de questions, respectant ses silences. C’est quand elle voulut secouer cette incurable tristesse que tout se gâta : avide malgré tout de se confier, comme un enfant malheureux qui cherche les bras de sa mère, le prince, croyant que cette amie si affectueuse, si attentive, pouvait tout comprendre finit par avouer la raison de son chagrin… et son mariage, par-dessus le marché. Ce fut la catastrophe.
« Sainte-Aline reçut le premier les éclats d’une colère que l’on sut dissimuler encore un peu au coupable. Il plaida les ordres reçus, l’impossibilité où il était d’empêcher la réalisation du bon plaisir d’un jeune homme qui se croyait déjà roi. Puis il abandonna complètement une cause qu’il jugeait perdue et ne fit rien pour dissuader l’amoureuse offensée d’assouvir une vengeance peu élégante. Dès l’instant où elle le sut marié, Lucy ne vit plus dans son protégé qu’un aventurier dangereux, allant même jusqu’à mettre en doute sa qualité royale alors que Pitt n’en doutait pas un instant. Elle le dénonça comme élément subversif capable de troubler la paix publique, exigea son arrestation, ne reculant même pas devant l’envahissement de sa demeure par les hommes de police. Cependant, et grâce au Premier ministre, l’affaire n’eut pas l’éclat exigé par lady Lucy. Persuadé qu’il avait affaire au véritable fils de Louis XVI, celui-ci refusa positivement de le traîner devant des tribunaux plus ou moins imbéciles, comme l’exigeait sa belle amie. Mais bien attendu, la tentative ayant échoué en France, il ne pouvait continuer à lui donner son appui. Le prince fut donc arrêté. C’était la seule façon de faire taire celle qui était désormais son ennemie jurée, mais tout se passa en pleine nuit et dans la plus grande discrétion. Dans l’unique souci, d’ailleurs, de préserver la vie de ce malheureux jeune homme, car tout transpire autour de la cour de Saint-James et les amis du comte d’Artois avaient eu vent de l’affaire : ils commençaient à s’agiter. Le prisonnier fut donc transféré directement au château de Carisbrooke comme je vous l’ai dit tout à l’heure.
— Il y avait donc du vrai dans votre récit, un peu trop laconique, de tout à l’heure ?
— Naturellement. C’est difficile d’inventer dans une telle histoire ! Un autre fait réel : la tentative d’évasion. Le malheureux garçon était à moitié fou de désespoir : il ne parvenait pas à croire qu’une amie si affectueuse ait pu changer de façon si radicale. Puis, il ne supportait pas de se retrouver entre les murs d’une prison. Carisbrooke, où le roi Charles Ier a séjourné avant l’échafaud de Whitehall, date de la même époque environ que la tour du Temple à Paris. Les souvenirs qu’il réveillait étaient par trop affreux ! Enfin… il se savait dans une île, au bord de cette mer au-delà de laquelle respirait sa jeune femme : il se fût peut-être jeté au bas des tours quand on le menait à la promenade sous bonne escorte si quelqu’un ne l’avait pris en pitié. Comme dans notre chanson du prisonnier de Nantes, le geôlier avait une fille au cœur sensible et votre serviteur n’était pas loin.
— Pardonnez-moi de vous interrompre encore, chevalier, mais comment pouviez-vous être là ?
— J’ai un certain nombre d’amis outre-Manche. D’abord, cette amie de lady Lucy dont je vous parlais : j’ai appris beaucoup de choses par elle. Ajoutez-y tous les émigrés irréductibles qui s’obstinent à refuser ce brigand de Bonaparte, puis lord Grenville. Enfin, ajouta-t-il avec une fausse modestie absolue, il m’est arrivé de rencontrer le grand Pitt en personne et d’en être parfois écouté. J’ai su tout ce que je voulais savoir. Aussi ai-je suivi le prince dans l’île pour voir s’il était possible de le tirer de là. J’ai appris qu’il y avait une femme dans la forteresse et je me suis arrangé pour la rencontrer. Les choses allaient assez bien et je formais quelques espoirs…
— Mais vous avez échoué ?
— Oui. Et par la faute de ce Sainte-Aline, que Dieu veuille damner ! Je ne me suis pas aperçu de sa présence, mais lui aussi, grâce à l’argent de lady Lucy, s’était ménagé des intelligences. Un complot était monté, en parfaite connaissance du mien d’ailleurs : on devait nous laisser faire puis abattre le prince au moment où il s’évaderait. Grâce à Dieu, j’ai compris à temps et je me suis sauvé tandis qu’on le ramenait dans sa prison. J’ajoute que j’ai bien failli tuer en duel cette pourriture de Sainte-Aline, mais il a réussi à trouver un trou de souris pour s’y faufiler au moment où j’allais l’embrocher proprement ; il ne perd rien pour attendre. J’arriverai bien à le trucider un jour.
— Au cas où il me tomberait sous la main avant que vous n’ayez ce plaisir, vous m’accorderez bien celui de m’en charger ? fit Guillaume. C’est un misérable et j’aimerais en débarrasser la surface de la terre.
— Pourquoi pas ? L’important c’est qu’il paie un jour, cet opportuniste qui se tourne à présent vers le gros Louis XVIII et qui, naturellement, emploie ses méthodes. Tuer son neveu a toujours été le rêve de l’ex-comte de Provence et la pauvre Marie-Antoinette le savait bien.
— Je crois que tout le monde le savait. Êtes-vous certain, cependant, que le prince n’a pas été exécuté discrètement par ses geôliers ?
— Certain. Les ordres de Pitt étaient formels : on ne devait en aucun cas maltraiter le prisonnier, encore moins attenter à sa vie. L’abattre pour l’empêcher de fuir eût été la seule excuse acceptée. Et encore ! Sachant à quel point sont fluctuantes les amours des peuples et singulièrement celles des Français, le Premier ministre est décidé à garder le fils de Louis XVI en son pouvoir. En outre, il ne voudrait à aucun prix verser un sang qu’il sait royal : cela ne porte pas chance et il tient à la sienne…