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Dans les semaines qui suivirent, les nouvelles venues de Paris ne firent qu’augmenter les inquiétudes des deux hommes. La lecture du Moniteur n’était pas vraiment réconfortante pour des gens qui attendaient la naissance de ce que la police de Bonaparte appellerait tout de suite un conspirateur. Le complot de Cadoudal, découvert par trahison en février et couronné par l’arrestation du chef, le 9 mars, avait donné lieu à des arrestations en chaîne s’étendant jusqu’aux abords du Premier Consul ou tout au moins ses pairs, avec l’incarcération des généraux Pichegru et Moreau, ce dernier étant d’ailleurs le rival le plus dangereux de Bonaparte dans l’esprit du peuple : un véritable héros !

Une frénésie s’empara de la police toujours aux ordres de l’incapable juge Régnier. La Haute-Normandie et le Vexin normand se couvrirent d’argousins et même de troupes, parce que l’on avait découvert que le débarquement clandestin des conjurés se faisait par la falaise de Biville près de Dieppe. Heureusement, perquisitions et visites domiciliaires ne dépassèrent pas l’estuaire de la Seine. Cependant, les deux guetteurs du Cotentin n’eurent guère le temps de respirer : l’affaire du duc d’Enghien leur fit éprouver une véritable terreur.

On sait les faits : le fils du prince de Condé, installé dans la bourgade d’Ettenheim, sur les terres du margrave de Bade, en pays neutre et de l’autre côté du Rhin, était arrêté le 15 mars par une troupe ayant traversé nuitamment le fleuve-frontière au mépris de toute légalité. Presque aussitôt, on dirigea le prisonnier sur la forteresse de Strasbourg puis sur celle de Vincennes, où il arriva le 20 mars pour passer en jugement devant une commission militaire la nuit suivante. Condamné, le prince était fusillé dans les fossés du château à trois heures du matin. La raison de cette exécution ? Une vague accusation de participation au complot de Cadoudal visant à l’assassinat du Premier Consul et au changement de régime. Sans, bien entendu, le moindre commencement de preuve ; le duc entretenait bien une petite troupe autour de lui mais c’était davantage pour sa propre sauvegarde que dans l’intention de s’en prendre à l’énorme puissance armée de Bonaparte. Bien mieux, il s’était toujours élevé contre la politique d’assassinats chère au comité royaliste de Londres comme au cabinet de Saint-James.

La raison de ce déni de justice, dont Fouché devait dire : « C’est plus qu’un crime, c’est une faute… » tenait dans la véritable terreur inspirée au Premier Consul par Cadoudal, dont on venait de découvrir qu’il avait vécu cinq mois à Paris, sous son nez, sans que quiconque s’en aperçoive. Les papiers saisis à Ettenheim prouvèrent de façon surabondante que le prince n’appartenait ni de près ni de loin au fameux complot, mais le mal était fait. Qu’importe d’ailleurs à celui qui allait gravir la dernière marche du pouvoir absolu : c’était un Bourbon, donc un crime suffisant aux yeux du Maître. Il payait pour les autres, voilà tout !

Un Bourbon ! Le mot était lâché, et c’est ce mot-là qui tourmentait Guillaume et Potentin sur leur acropole normande. D’autant que le 18 mai, le Premier Consul devenait l’empereur Napoléon Ier… et que, dans son sillage, revenait l’ineffable Fouché ! Celui-ci avait si bien su faire valoir ses services occultes que le nouveau souverain, persuadé qu’il serait mal assis sur son trône s’il n’était soutenu par ce maître renard, l’avait rétabli dans son ministère. Et Guillaume Tremaine se doutait bien que le revenant ne devait pas porter son souvenir dans son cœur. Seule petite lueur d’espoir peut-être : l’amour que portait à Elisabeth le baron policier Victor Guimard. Guillaume espérait fermement que si un nuage menaçant se dirigeait vers les Treize Vents, cet ami qui avait fait ses preuves saurait l’en avertir. Mais pouvait-on vraiment compter sur lui ?

À mesure que le temps passait, Guillaume sentait croître sa nervosité, ne sachant trop à quel parti se rendre. Fallait-il envisager d’emmener Elisabeth et son petit loin de ce Cotentin qu’elle aimait tant ? Mais où ? Durant ses nuits d’insomnie, les souvenirs revenaient assaillir le maître des Treize Vents. Il revoyait Porto-Novo, la côte de Coromandel et le petit palais de son père adoptif Jean Valette où s’était écoulée son adolescence, où Potentin, naufragé d’un galion portugais, avait débarqué un beau matin. L’idée d’y retourner avec tous les siens le traversait… mais sans s’arrêter. C’était impossible de revenir en arrière ! L’Anglais exécré fermait devant lui cette porte-là comme il avait fermé jadis celles de Québec. Venait aussi la conscience de sa propre fatigue.

— Tout recommencer ? M’expatrier ? Non. Je suis trop vieux ! Et surtout je n’en ai pas envie.

Potentin non plus, à qui il confiait ses angoisses mais qui ne voyait pas les choses sous le même angle.

— Vous ne pouvez pas abandonner tout ce que vous avez bâti sur ce coin de terre et surtout pas ceux qui espèrent, comme moi, y laisser leurs os. Ce qu’il faut faire, c’est se préparer au pire, agir comme si nous devions abandonner la maison d’un jour à l’autre : tenir des bagages prêts, engranger des armes, des munitions et puis peut-être convaincre le capitaine Lécuyer de quitter Cherbourg et de ramener l’Elisabeth dans les eaux de Saint-Vaast en l’équipant pour un voyage aux Antilles. Avoir sous la main un aussi bon marcheur peut toujours être utile et n’étonnera personne. Songez qu’en cas de malheur, vous pourriez emmener pas mal de monde.

— Tu n’oublies qu’une chose : le brick a subi quelques dommages en revenant de Scandinavie avec une cargaison de bois pour le camp de Boulogne : il est au radoub. Et pour quelqu’un qui ne veut pas partir, tu me tiens là un étrange discours !

— Non, je ne veux pas partir ! Si l’urgence se faisait sentir et que vous deviez emmener notre petite et son bébé, moi je resterais ici avec Clémence. Nous garderions la maison en attendant qu’un jour vous reveniez. Et peut-être qu’on laisserait tranquilles deux petits vieux inoffensifs.

— Jamais, mon Potentin ! S’il fallait partir, on partirait tous ensemble… en quelque direction que ce soit. Mais tu as raison : je vais prendre mes précautions. De toute façon, le terme d’Elisabeth n’est plus très éloigné maintenant. Et tu sais bien que si c’est une fille, on pourra dormir tranquilles ! Ni l’Empereur ni Fouché n’auront à se soucier d’une gamine.

Chapitre XIII

Le vol

Pendant la nuit de la Saint-Jean, à l’heure même où s’allumaient les feux traditionnels, les douleurs de l’enfantement s’emparèrent d’Elisabeth. Elle les accueillit avec une joie profonde mêlée d’anxiété. Non par appréhension des souffrances qu’elle savait très vives, mais à cause de ce grand désir qu’elle avait de donner le jour à un garçon. Comme si elle pressentait qu’il n’y aurait pas d’autres enfants, elle mettait toute sa volonté, toute son énergie dans cette espérance pour laquelle, durant toute sa grossesse, elle avait prié avec ardeur, avec passion.

Depuis quatre jours déjà Mlle Le Houssois campait auprès d’elle, à l’affût des premiers symptômes et toute la maison était en alerte. Dès que l’on approcha de la date prévue, Mme de Chanteloup fit tenir dans son écurie, de jour comme de nuit, un cheval tout sellé prêt à partir pour les Treize Vents où Daguet avait pris les mêmes dispositions pour le relayer afin que le docteur Annebrun pût être prévenu dans les délais les plus brefs.

Cependant, les précautions les plus minutieuses n’étant pas toujours en accord avec les mouvements de la nature, le coureur de Chanteloup partit bien ventre à terre dès qu’Elisabeth eut poussé son premier gémissement, arriva dans un temps fort honorable chez Guillaume, où celui-ci le relaya pour se lancer à la recherche de son ami mais, lorsqu’il arriva comme un boulet de canon au Hameau-Saint-Vaast, ce fut pour y apprendre de Sidonie Poincheval, la gouvernante du médecin, que celui-ci se trouvait au fort de La Hougue en train de soigner l’un des officiers qui avait fait une chute malencontreuse.