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La soudaine tristesse de son ami frappa Pierre Annebrun. Tandis qu’ils revenaient ensemble après avoir chargé Arthur d’aller prévenir à Varanville, il essaya d’en savoir la raison.

— Est-ce que tu ne devrais pas avoir l’air plus joyeux ? C’est ton premier petit-fils et c’est une réussite.

— Sans doute ! Pourtant, je lui aurais souhaité une origine moins écrasante et Louis de Varanville, par exemple, m’aurait rendu plus heureux… moins inquiet surtout que Louis de Bourbon !

— Tel que je te connais, tu aurais même préféré Louis Tremaine.

— Et qu’Elisabeth soit fille-mère ? Merci beaucoup ! Non, si tu veux savoir le fond de ma pensée, j’aurais mille fois préféré une fille.

— En voilà une idée ! Avoir un fils est toujours un triomphe pour une mère.

— Normalement, oui, mais il faut songer aux conséquences et, dans le cas présent, celles-ci peuvent devenir dramatiques. Tu oublies que nous avons un empereur à présent et que Fouché a repris du poil de la bête. En outre, il y a cette visite que j’ai reçue fin février, pendant la nuit des coulines. Aujourd’hui Elisabeth nage en plein bonheur, en plein rêve, mais qu’en serait-il si je lui apprenais qu’elle ne reverra jamais son époux ?

— Quoi ? Mais…

— Reste un moment chez moi avant de rentrer, je te dirai tout. Ici les bois peuvent avoir des oreilles. Tu me donneras peut-être un conseil. Je t’avoue que je ne sais plus très bien où j’en suis.

Un moment plus tard, quand Annebrun redescendit vers sa maison dans la gloire d’une aurore dont la mer reflétait les moirures roses, il laissait derrière lui un Tremaine moins tendu, presque apaisé. Il lui avait suffi pour cela du solide bon sens que lui avaient légué sa mère écossaise et son Normand de père.

— La peur n’évite pas le danger, Guillaume, et tout ce que vous avez échafaudé, toi et Potentin, ne tient pas. D’abord, Elisabeth n’acceptera jamais de faire passer son gars pour une fille. Surtout, si tu ne veux rien lui dire de ce que t’a confié le chevalier. Quant au danger, je ne nie pas qu’il puisse exister mais je ne crois pas qu’à Paris on s’occupe beaucoup en ce moment d’une jeune femme nichée à la pointe extrême du Cotentin. Il vaut mieux faire en sorte de ne pas attirer l’attention sur vous, ce que ne manquerait pas de susciter l’espèce de déménagement auquel vous avez pensé. Mais je te conseille vivement de ramener ta fille ici. Nulle part elle ne sera mieux protégée que sous ton aile patriarcale.

Le mot fit sourire Guillaume.

— Tu crois ?

Il est temps qu’elle rentre au bercail, et ne me dis pas que ça ne va pas te combler de joie : tu vas avoir ta fille et son petiot pour toi tout seul sans t’encombrer d’un gendre que tu aurais sans doute fini par trouver pesant. Sans compter que toutes ces révérences dont on entoure le gamin à Chanteloup pourraient bien finir par causer une catastrophe. Quand on veut cacher quelqu’un on ne l’installe pas sur un trône. Alors Versailles, la Cour, l’étiquette, il faut oublier tout ça ! Ce n’est pas sain !

— Oui, mais à moins d’enfermer Elisabeth, il va bien falloir trouver un semblant d’explication à son nouvel état !

— Facile ! Ta fille a fait une fugue : elle s’est mariée, sans ton autorisation, sans doute, mais elle est mariée. Tu mettras le curé dans la confidence et quand on la verra aller à l’église, il ne viendra à l’idée de personne d’en douter : le mari, lui, a dû s’expatrier pour avoir comploté contre Bonaparte. Au fond vous ne mentirez guère. Et ça fera bien dans le pays !

— Mais le nom ? Quel nom va-t-elle porter ? Je ne me vois guère l’annoncer altesse royale et duchesse de Normandie !

— Tu verras ça avec Mme de Chanteloup. Elle connaît son armorial comme sa poche, la chère femme, et saura bien te dire quel nom Elisabeth peut porter sans encourir le déplaisir du mari… au cas où il reviendrait… Quant au gamin, tâche donc d’en faire tout bonnement un brave homme ! Un Tremaine, tiens ! Ça vaut tous les Bourbons de la terre ! Et sa vie sera tellement plus facile !

Ainsi réconforté, Guillaume alla enfin se coucher. Il était mort de fatigue mais, pour la première fois depuis bien longtemps, il dormit d’un sommeil confiant, paisible, rassuré, net de tout cauchemar. Et sans imaginer un seul instant qu’il n’allait avoir droit qu’à huit jours de tranquillité. Huit petits jours ! Pas un de plus…

Le cavalier qui, au matin du 30 juin, arriva devant le perron des Treize Vents était blanc comme un linge et tremblait de tous ses membres. C’était ce même piqueux plus très jeune qui était venu annoncer le début de l’accouchement ; il servait la comtesse depuis l’enfance et comme les autres serviteurs faisait quasiment partie de la famille. Aussi avait-il des larmes plein les yeux quand il arriva, mais il refusa de répondre aux questions de Daguet. Ce fut seulement en présence de Tremaine qu’il lâcha :

— On a volé l’enfant !… Je veux dire monsieur Louis !

Ce fut au tour de Guillaume de pâlir. Attrapant aux épaules le messager dont les jambes étaient en train de fléchir, il l’assit sans trop de douceur sur l’un des sièges du vestibule :

— Répétez-moi ça !… mais lentement, s’il vous plaît !

— C’est… c’est la malheureuse vérité, m’sieur Tremaine ! Tout à l’heure, quand Mlle Béline, qui dort près du bébé, s’est réveillée et a voulu le prendre afin de le porter à Mme Elisabeth pour la première tétée, elle a trouvé le berceau vide. Il faut que vous veniez vite ! Tout le monde est affolé et Mme la comtesse s’est évanouie. Pour de bon cette fois, et même qu’elle n’a pas bonne mine du tout !

Guillaume ne l’entendait déjà plus. À grands cris, il ameutait la maison avant de se ruer aux écuries pour sonner le branlebas de combat. Quelques minutes plus tard, laissant à Potentin terrifié le soin de veiller au logis et de réconforter le piqueux exténué d’émotion, il fonçait sur Chanteloup au galop de charge avec, sur ses talons, Arthur, Daguet et tous ses palefreniers. Pour sa part, Adam avait reçu mission d’aller chercher le docteur Annebrun dont les soins devaient être nécessaires à une jeune mère désespérée ainsi qu’à la vieille dame. Un tel drame dans sa maison et à son âge !

Les Tremaine s’attendaient à trouver le château dans la fièvre, ils le trouvèrent dans l’accablement. Le silence y régnait comme s’il y avait un mort et, sous les nuages de pluie que le vent d’ouest avait charriés pendant la nuit, les grands toits d’ardoise semblaient faire le gros dos sous le poids d’une espèce de malédiction. Il n’y avait âme qui vive dans la cour. Personne ne parut pour prendre soin des chevaux à l’exception d’une vieille femme qui, à la vue des cavaliers, s’enfuit en clopinant.

L’impression de cauchemar augmentait mais quand Guillaume et les siens pénétrèrent dans ce château pétrifié, ils perçurent soudain une voix féminine haute, claire, précise, qui fit bondir le cœur du maître des Treize Vents : Rose !… Rose était là et apparemment en train de prendre les choses en main ! Au fond de son anxiété, il sentit quelque chose qui ressemblait à de la joie, poussa la porte du grand salon et la vit. Elle se tenait debout, bras croisés au milieu de toute la domesticité, posant des questions. Elisabeth aussi y était mais son père ne l’aperçut pas tout de suite, au contraire d’Arthur qui la cherchait alla droit vers elle : assise auprès de Béline dans un coin de la vaste pièce, elle pleurait, sa tête rousse appuyée sur l’épaule de son ancienne gouvernante.

— Il faut rassembler vos souvenirs, disait Mme de Varanville. Avez-vous, ces derniers jours, remarqué des figures inconnues autour de la maison ?