— Ces derniers jours, non, répondit Étiennette Heurteloup qui était la première femme de chambre, mais il y a trois bonnes semaines, oui. C’étaient des bohémiens fabricants de paniers comme il en passe toujours au printemps. Ceux-là n’étaient pas bien dangeureux, sûrement : un vieil homme, deux femmes et un jeune garçon qui n’ont pas bougé d’auprès de l’église où d’ailleurs ils allaient prier bien honnêtement. Et personne ne s’est plaint d’avoir été volé. Pas même d’une poule !
— Vos bohémiens, nous les avons eus après vous, à Varanville mais ils ne sont restés que deux ou trois jours à cause de Félicien Gohel qui ne les aime pas. Et je suis de votre avis, Étiennette : ils n’ont certainement rien à voir dans ce drame… Ah ! Guillaume, vous voici ! ajouta Rose d’un ton aussi naturel que si elle l’avait vu la veille et non plusieurs mois auparavant. Nous avons un très grand besoin de vous et j’ai peur que nous n’ayons bien des excuses à vous offrir…
Il prit sa main qu’elle lui laissa à peine le temps d’effleurer de ses lèvres avant d’ajouter avec une grande tristesse :
— Je crains surtout que vous n’en veniez à vous méfier de nos demeures. Il semblerait qu’elles soient incapables de garder convenablement les dépôts précieux que vous leur confiez.
— Vous dites des bêtises, Rose ! Moi, me méfier de vous alors que vous vous êtes toujours montrée la meilleure, la plus attentive des amies ? Vous me faites peine avec ces paroles : souvenez-vous que l’an passé Elisabeth a quitté Varanville de son propre mouvement et que c’était à elle de se faire pardonner. Quant au drame qui se joue aujourd’hui, je ne vois pas comment vous auriez pu l’éviter.
— Avec plus d’attention peut-être. Les portes étaient bien fermées mais, par les nuits d’été, il est naturel de laisser les fenêtres ouvertes. Une imprudence sans doute mais qui est en train de rendre malade ma pauvre tante : elle a dû se mettre au lit.
— Je ne veux pas que vous vous tourmentiez ainsi. J’ai amené du monde et nous allons fouiller les alentours…
Il se rapprochait d’elle pour s’emparer de ses deux mains mais elle les passa vivement derrière son dos en s’écartant un peu.
— Allez d’abord embrasser votre fille ! On dirait que vous ne l’avez pas vue. C’est elle surtout qui a besoin de votre secours.
La honte qu’il éprouva de n’avoir même pas cherché sa fille en arrivant atténua un peu le chagrin que causait à Guillaume l’attitude de Rose. Il n’y avait vraiment plus rien de la tendresse d’autrefois : elle ne lui permettait même plus de plonger ses regards dans ses grands yeux verts. Sans répondre, il alla prendre Elisabeth dans ses bras où elle se blottit avec un soupir douloureux.
— Qui a pu faire cela, père ? Qui a pu voler mon bébé ? Et pourquoi ? Si l’on allait lui faire du mal !
— Il ne faut pas y penser, ma chérie ! Nous allons tout mettre en œuvre pour le retrouver. Ces bohémiens sont tout de même suspects. Leur peuple a la réputation d’enlever des enfants, surtout s’ils sont beaux, pour les élever, leurs apprendre des tours, les faire travailler pour eux.
— Pas des enfants de quelques jours, tout de même ?
— Qui peut savoir ? dit Arthur. De toute façon, nous nous mettons tout de suite en campagne pour les retrouver. Nos chevaux sont rapides et ils n’ont pas dû avoir le temps d’aller bien loin.
Au fond de lui-même, Guillaume n’y croyait guère, à ces romanichels voleurs d’enfants. Les errants à la peau bistrée, vanniers et diseurs de bonne aventure qui se déplaçaient de village en village quand venait l’été pour participer aux foires et aux marchés, étaient trop facilement repérables pour qu’ils se risquent à un tel forfait. Il craignait beaucoup plus que la grossesse d’Elisabeth ne fût plus connue que ne le laissaient supposer les grandes précautions prises et que le coup ne vînt de plus loin, de plus haut. Si le ou les ravisseurs étaient arrivés d’Angleterre, on pouvait redouter que le petit Louis ne soit déjà embarqué sur un bateau… ou pire !
Les heures qui suivirent semblèrent confirmer cette terrible impression. Tandis que Pierre Annebrun, accouru ventre à terre, donnait ses soins à Mme de Chanteloup et à Elisabeth en proie à une violente crise de nerfs, Guillaume, ses fils et ses gens battaient le pays en se partageant les directions, cherchant des traces, interrogeant les gens rencontrés. Tremaine avait formellement interdit que l’on prévînt les gendarmes : il se méfiait par trop du brigadier Pelouse et de ses préventions envers lui : qu’on vienne lui annoncer un second rapt de nouveau-né et Dieu seul pouvait savoir à quelles extrémités les idées étroites du personnage étaient capables de le mener !
Ce fut Daguet qui retrouva les bohémiens suspects. Il était déjà tard quand il revint aux Treize Vents avec Nicolas. Guillaume venait d’y ramener Elisabeth sur laquelle la maison se refermait comme un coffre sur un trésor. Si les craintes secrètes de son père étaient fondées, elle y serait plus en sûreté qu’à Chanteloup et Chanteloup serait plus en sûreté sans elle. La vieille comtesse était laissée aux soins de Rose qui d’ailleurs comptait la faire transporter à Varanville, dès qu’elle se sentirait un peu mieux.
Toute la journée, Tremaine s’était livré avec ses fils à une fouille minutieuse des environs du château. Sans succès, d’ailleurs : personne n’avait rien vu, rien entendu, rien remarqué. C’était à devenir fou ! On aurait dit qu’un esprit désincarné était venu enlever le petit Louis sans seulement toucher terre avant de s’envoler par la fenêtre.
À prime abord, le retour de Daguet n’apportait guère d’éclaircissements. Les romanichels campaient près de Gouberville le plus paisiblement du monde. Ils se montrèrent terrifiés que l’on pût les accuser d’un tel forfait et n’opposèrent aucune objection à la fouille de leur roulotte.
— Ils ont l’air de gens plutôt paisibles, conclut Daguet. D’autant qu’ils ne sont guère nombreux ! Tout juste trois personnes : un vieil homme, une femme assez jeune et un gamin d’une dizaine d’années. Et vous, monsieur Guillaume, avez-vous trouvé quelque chose ?
— Rien du tout ! J’ai bien peur que ce rapt ne soit l’œuvre de gens beaucoup trop habiles et n’ayant pas grand-chose à voir avec ces miséreux. Mais j’ai encore plus peur de ne pas retrouver mon petit-fils vivant : privé du lait de sa mère, un enfant si jeune ne doit pas pouvoir résister longtemps. Il faut une femme…
— Pardonnez-moi de vous couper la parole, père ! intervint Arthur. Vous venez bien de dire, Daguet, qu’il n’y avait qu’une femme au campament des bohémiens ?
— Oui, monsieur Arthur. Une seule, qui doit être la mère du garçon.
— D’après Étiennette Heurteloup et Mme de Varanville, deux femmes habitaient le chariot quand ces gens étaient installés sur leurs terres. Alors, où est passée l’autre ?
— Tu as raison : il faut élucider ça et au plus vite ! s’écria Tremaine. Daguet, allez me seller un cheval frais !… ou plutôt deux, ajouta-t-il, voyant qu’Arthur ouvrait déjà la bouche. Tout compte fait ça fera trois : dites à Nicolas de se préparer à nous accompagner !
— Pourquoi pas moi ? se rebiffa le maître cocher.
— Parce que j’ai besoin de vous ici. Mme Elisabeth est désormais parmi nous et, croyez-moi, elle a grand besoin d’être gardée attentivement. Adam veillera sur elle de l’intérieur avec Potentin. Puisque Nicolas était avec vous, il saura nous guider jusqu’auprès de ces gens ! Faites vites ! Nous allons prendre des armes.
En ces temps encore hasardeux où la loi de Bonaparte n’était pas encore suffisamment établie partout, il n’était jamais bon de s’aventurer sans précautions par les chemins nocturnes. Même s’ils étaient moins dangereux que par le passé, les vestiges de l’antique et immense forêt de Brix servaient encore de repaire à nombre de malfaiteurs : soldats déserteurs, contrebandiers, brigands de tout poil, dissimulés parfois sous l’aspect innocent de charbonniers ou de bûcherons, qui avaient assez souvent à se plaindre d’eux.