On partit donc pour le Cotentin. Transformée en Mme Veuve Lécuyer au moyen d’une perruque brune, d’un adroit maquillage, de vêtements noirs et de ces voiles si impressionnants pour autrui et tellement pratiques pour dissimuler un visage, miss Tremayne et les siens gagnèrent Cherbourg par la diligence, y louèrent une voiture et se rendirent à Saint-Pierre-Église, gros bourg situé près de la côte. Là, on s’installa provisoirement dans l’auberge la plus convenable mais, à peine arrivée, Lorna dépêcha Brent, devenu son frère pour la circonstance, chez le notaire du lieu afin de s’y enquérir d’une maison convenable à vendre ou à louer, de préférence aux alentours de Tocqueville. Sa sœur, selon lui, souhaitait y retrouver des souvenirs, mais il convenait que ce soit un logis un peu à l’écart afin que la jeune veuve ne soit pas importunée par une curiosité déplacée. Et de servir au tabellion l’histoire imaginée par Lorna.
Il raconta donc que Mme Lécuyer, anglaise de naissance, était mariée à un Normand qu’elle avait eu la douleur de perdre quelques jours avant la rupture de la paix d’Amiens. Apprenant la nouvelle, lui-même la sachant isolée à Paris s’était précipité en France pour la rejoindre et, si possible, la ramener à Londres quand il en était encore temps, mais elle ne se résignait pas à s’éloigner du tombeau de celui qui était toute sa vie. La situation devenant difficile et après bien des hésitations, le bon frère réussit tout de même à la convaincre de quitter Paris où elle n’était plus en sécurité. Elle finit par accepter mais à la condition de partir pour cette belle région du Cotentin où, pendant la Révolution, elle et son cher Gérard s’étaient rencontrés, aimés et avaient vécu des jours inoubliables. En outre, si près de la mer, il serait peut-être possible, un jour ou l’autre, de trouver un moyen de rentrer en Angleterre malgré la guerre.
Une brève rencontre avec la belle et si touchante Mme Lécuyer acheva la conquête du notaire, vieux garçon au cœur tendre qui ne mit pas en doute un seul instant la véracité de ce qu’on lui confiait. La Révolution, avec le grand exode des émigrés, n’avait-elle pas engendré bien des histoires encore plus romanesques où les Anglais se trouvaient mêlés ? Il dénicha presque instantanément une demeure conforme aux souhaits de sa cliente, offrit ses services pour faciliter son installation dans le pays et même laissa entendre qu’il devait être possible de trouver un bateau pour ramener chez eux les pauvres exilés. Pas trop tôt tout de même, la belle saison étant si agréable à vivre dans ce beau pays !
La maison qu’il proposait dépendait du château de Tocqueville. Le comte y logeait une vieille parente, ancienne religieuse morte récemment. Protégée par un petit bois et une étendue de lande, elle offrait toutes les garanties de silence et de discrétion. L’intendant du château accepta de la louer pour un prix raisonnable, assez content de trouver des gens convenables qui au moins l’entretiendraient. Et l’on s’installa après avoir acheté un cheval et une carriole pour que Kitty ou Brent puissent ravitailler la maison.
Quant à Lorna, on ne la vit plus. En revanche, on vit beaucoup un jeune paysan en blouse bleue, guêtres de toile et grand chapeau noir défraîchi et cabossé : elle partait tôt le matin, à pied le plus souvent, et s’en allait errer autour de Varanville, distant de trois quarts de lieue, observant les habitudes du château, liant même amitié avec l’une des filles de cuisine, Jeannette, de naturel plutôt simplet et toute heureuse des attentions d’un aussi joli garçon que ce Colas. Dans les premiers temps, elle en revenait assez désappointée : la baronne y vivait des plus paisiblement en compagnie de sa maisonnée habituelle et de trois personnes : les demoiselles de La Morinière et leur frère, M. Auguste, dont on chuchotait qu’il pourrait bien devenir le prochain époux de Rose. Quant à monsieur Tremaine, dont on avait si longtemps espéré qu’il épouserait Mme la baronne, on ne le voyait plus jamais. Et c’était fort triste parce que, ce La Morinière, on ne l’aimait pas beaucoup !
Lorna sut aussi que Varanville et ses dépendances n’abritaient aucun enfant en bas âge. Elle commençait même à échafauder une autre vengeance quand, un beau soir, Jeannette fit mention des nombreuses visites que la baronne rendait au château de Chanteloup, proche voisin, et du fait étrange qu’au lieu de passer l’hiver chez sa nièce comme elle en avait l’habitude, la vieille comtesse était rentrée chez elle peu avant Noël afin d’y recevoir une amie. Du coup, le faux Colas décida d’explorer aussi cet endroit-là, poussé par une curiosité qu’il ne s’expliquait pas vraiment mais qui devint singulièrement claire lorsque, dans un chemin creux, il évita de justesse Sahib et son maître, lancés à fond de train. Miss Tremayne comprit alors qu’elle venait de découvrir un passionnant pot aux roses, quand elle put apercevoir Elisabeth se promenant à petits pas dans le jardin au bras de Béline… et constater qu’elle était enceinte.
— C’est à ce moment-là qu’elle rencontra les bohémiens dont elle n’eut aucune peine, en les payant bien, à se faire des alliés dévoués. Au point de les convaincre de l’accepter chez eux sous des habits gitans.
— La seconde femme, c’était elle ? fit Guillaume.
— En effet. Je n’ai jamais su ce qu’elle avait pu leur dire pour obtenir ce résultat mais, dès lors, elle fut constamment absente de la maison. Elle séjourna d’abord à Chanteloup puis à Varanville pour la vraisemblance mais, de jour comme de nuit, il y avait toujours soit elle-même soit l’un de ses nouveaux amis posté avec une lunette marine de façon à ne rien perdre de ce qui se passait au château.
— Et vous, pendant ce temps-là, que faisiez-vous ? gronda Arthur qui naturellement était revenu au plus vite.
— Rien d’autre que l’attendre. Ni Kitty ni moi ne savions ce qu’elle avait décidé, sinon je vous jure que nous ne l’aurions pas laissée faire. J’espérais d’ailleurs que nous allions bientôt partir, parce qu’elle m’avait demandé de me mettre en quête d’un bateau plus ou moins contrebandier qui pourrait nous conduire jusqu’à l’île de Wight. Mais nous avons compris quand, la nuit dernière, elle est revenue, cachant sous sa blouse un nouveau-né richement emmailloté…
— C’est elle-même qui l’a volé ? Comment a-t-elle fait ?
— Les romanichels ont un gamin agile comme un singe. Il a escaladé la façade du château, pénétré par une fenêtre ouverte, puis est allé ouvrir la porte des cuisines. Miss Tremayne est entrée par là. Tout le monde dormait. Enlever le petit fut, paraît-il, « un jeu d’enfant ». Ensuite, on se dispersa : la bohémienne et son fils rejoignirent la roulotte, miss Lorna notre maison…
— Père ! coupa Arthur, un œil sur la pendule de la cheminée, il serait temps d’y aller !…
— Aussi allons-nous partir ! Nous réglerons nos comptes plus tard, Mr. Brent ! Vous devez être assez reposé…
Il restait peu à dire, d’ailleurs. À son retour, Lorna dut faire face à l’effroi scandalisé de ses compagnons, mais elle en vint à bout assez facilement.
— Il est temps que je vous dévoile mes intentions. Vous n’imaginez pas, je pense, que je veuille supprimer ce bambin ? Je veux seulement l’emmener avec nous. Une fois en Angleterre, j’enverrrai un messager à mon bel oncle lui disant que s’il veut récupérer le bâtard de sa fille, il devra venir le chercher lui-même ! Chez moi ! Et comme nous embarquons à la fin de la nuit prochaine, tu voudras bien, Kitty, t’en occuper. Moi, les nourrissons ne m’ont jamais intéressée…