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L’aspect du visiteur ne s’étant pas beaucoup modifié non plus, Cormier le reconnut au premier coup d’œil quand il pénétra dans la cour. Il eut d’ailleurs l’impression très nette que sa visite ne lui causait pas une grande joie. Cependant l’avocat vint à sa rencontre et réussit même un semblant de sourire :

— Monsieur Tremaine ? Quel événement ! Et comment croire qu’après tant d’années vous vous souveniez de moi ?…

— Après ce que nous avons vécu ensemble, c’est le contraire qui serait étonnant, fit Guillaume gravement. Mais je crains fort de vous déranger. Vous partez en voyage ?

— Disons que nous rentrons chez nous ! C’est miracle que vous me trouviez d’ailleurs : ma femme et moi ne faisons plus ici que de brefs séjours pour effectuer des achats, revoir d’anciens amis… Mme de Cormier préfère de beaucoup notre château près de Nantes, d’où nous sommes originaires l’un et l’autre…

— Je vois. Vous est-il tout de même possible de m’accorder quelques instants ?

La contrariété s’inscrivit en plis sur le front de Cormier, mais il était trop bien élevé pour en manifester davantage.

— Vous contenterez-vous de quelques pas dans cette cour ou bien désirez-vous entrer ? Vous n’y aurez guère plus de confort : les pièces n’ont plus de sièges…

— J’aime autant ici. Nous avons assez d’espace pour être assurés d’une certaine solitude…

— S’agit-il encore d’une affaire grave ?

— Assez, je le crains. Vous parliez à l’instant d’anciens amis. C’est de l’un d’eux qu’il me faut vous entretenir. Vous avez dû recevoir, il y a peu, la visite d’un jeune homme d’environ dix-huit ans, un jeune homme blond… très beau, dont nous avons l’un et l’autre contribué à changer le sort.

Par-dessus la tête de son hôte et à travers le portail ouvert, le regard de Tremaine fixa l’ancien donjon des Templiers, dont le soleil matinal faisait luire faiblement les poivrières d’ardoise. Ce coup d’œil en disait bien plus que des explications et l’avocat devint gris.

— Qu’est-ce qui a bien pu vous laisser supposer que je sache seulement ce qu’il est devenu ? balbutia-t-il. Personne au monde ne peut dire où il se trouve actuellement. Si même il est toujours vivant…

— À cette minute précise, sans doute. Cependant, je sais – et Tremaine appuya sur le mot – qu’il est passé ici dans le mois écoulé, envoyé vers vous par le bailli de Saint-Sauveur.

— Comment, après tant d’années et tant de sang répandu, le bailli aurait-il pu savoir que je n’étais pas mort et que j’habitais toujours cette maison ?

— Peut-être le supposait-il seulement ? Son… protégé est allé lui demander de l’aider à retrouver ses fidèles d’autrefois. C’est un homme usé à présent. Il a indiqué ceux dont il gardait le souvenir. Ainsi le prince n’est pas venu ?

— Non… non, je n’ai vu personne. En admettant que cette histoire soit vraie, il a pu hésiter… ou se présenter pendant une absence.

Cormier s’énervait. Son regard s’affolait, glissant autour de son interlocuteur comme s’il craignait de découvrir des oreilles indiscrètes tapies dans tel ou tel recoin de sa cour. L’homme avait peur, visiblement, pourtant Guillaume ne se tenait pas encore pour battu. Il joua sa dernière carte :

— Et vous n’avez pas reçu davantage, hier ou le jour d’avant, une lettre portée par l’intendant du bailli ?

— Non… Je vous l’ai dit, je n’ai vu personne, je n’ai reçu personne et ne sais plus rien de cette vieille histoire éteinte depuis longtemps.

— Dites que vous ne voulez pas vous en souvenir ! Je vous ai connu plus courageux, monsieur le comte de Cormier, puisque c’est là votre véritable nom.

Devenu très rouge, celui-ci détourna la tête, tira sa montre d’un geste nerveux et la consulta :

— Veuillez m’accorder vos excuses, monsieur Tremaine, mais il est temps de nous quitter. La santé de mon épouse n’est pas brillante et il me faut l’emmener au plus vite. Elle doit être en train de descendre en ce moment…

Il s’élançait déjà vers la berline quand Guillaume le retint par le bras d’une poigne irrésistible :

— Un dernier mot, s’il vous plaît, et je vous laisse. Le chef du coup de main, le baron de Batz, sauriez-vous par hasard ce qu’il est devenu ?

Cormier devint encore plus rouge, mais cette fois ce fut de colère.

— Je l’ignore et ne tiens pas à le savoir. Cessez donc de poser vos questions insensées, monsieur Tremaine ! Vous risquez seulement de déchaîner des catastrophes. Celui que vous cherchez n’a plus rien à espérer de ce pays, sinon encore un peu plus de sang versé ! Trop de vies ont payé pour sa liberté ! Trop de victimes sont tombées place de la Révolution, comme votre épouse, ou entre les colonnes de la place du Trône-renversé. Presque tous les anciens compagnons de Batz ont payé ! Alors, par pitié, tenez-vous tranquille et laissez vivre ceux qui ont eu la chance d’échapper à l’échafaud !

— Je le souhaiterais bien sincèrement, mais si je ne veux pas que ma fille coure les mêmes dangers que sa mère, il faut que je le retrouve, votre protégé. Il l’a enlevée et elle n’a que seize ans !

— Ah !… Une histoire d’amour ?

— Partagé ! Et c’est ce qui me fait si peur !

Un instant, l’avocat garda le silence, parut hésiter, puis lâcha finalement :

— Je sais que Batz a rejoint, un temps, l’armée du prince de Condé mais, depuis qu’elle n’existe plus, il a dû, s’il est encore vivant, regagner sa terre de Chadieu, près d’Authezat, au sud de Clermont d’Auvergne, mais je crois que vous perdriez votre temps en vous lançant sur cette longue route. Le baron a toujours eu le sens des réalités : il sait depuis longtemps que cette cause-là est perdue et chercherait plutôt à se rapprocher des Princes. Surtout de celui qui se fait appeler Louis XVIII. En quoi il aurait raison. Ce garçon est fou ! Enlever une jeune fille ! Ce n’est pas le moment de ressusciter Louis XV !… À présent, je vous souhaite bonne chance, Monsieur Tremaine ! Souffrez que je rejoigne la comtesse ! La voici qui sort…

Une femme vêtue d’un costume de voyage et coiffée d’un turban mauve enveloppé d’un voile de même nuance venait d’apparaître sur le seuil, appuyée au bras d’une personne qui devait être sa camériste. Son regard cherchait son époux, qui lui fit de la main un signe rapide tandis qu’aidée de la suivante elle prenait place dans la voiture. Le peu qu’en vit Tremaine lui fit constater que sa santé, en effet, devait laisser à désirer si l’on en jugeait par la pâleur du visage et les cernes sous les yeux.

— Mon épouse est d’origine créole, crut devoir expliquer Cormier. Sa famille, les Butler, vient de Saint-Domingue et Thérèse supporte mal le climat parisien. Je crois… que nous ne reviendrons plus.

Guillaume, pour sa part, en était persuadé. Ce départ ressemblait trop à une fuite, en dépit du prétexte invoqué. Il se demanda si la lettre du bailli, cette lettre que l’on n’avait point reçue, n’était pas la mèche qui avait mis le feu aux poudres.

Quittant l’avocat sur un salut, il rejoignit le coupé de louage qu’il avait retenu dès son arrivée à Paris et qui l’attendait presque au coin du boulevard, y monta mais ordonna au cocher de ne pas bouger jusqu’à nouvel ordre. Il voulait s’assurer que la berline se dirigeait bien vers la Bretagne. Ceci au cas où Cormier aurait dans l’idée de faire halte une ou plusieurs fois avant de prendre la route. Il commençait à en avoir assez des gens qui en savaient infiniment plus qu’ils ne le prétendaient.

Il n’eut guère le temps d’user sa patience. La voiture et la tapissière sortirent de la cour au bout de quelques minutes et prirent la direction de la rue Saint-Antoine. Tremaine commanda au cocher de suivre le petit cortège à distance respectueuse, puis se carra confortablement dans un coin. Son attelage était passé quand un homme surgit du porche profond d’une maison voisine, s’élança vers un petit cabriolet rangé dans une ruelle adjacente et prit, à son tour, la suite des deux premiers…