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Elle s’était précipitée sur la corbeille et d’un geste vif en avait arraché le bébé qui se mit aussitôt à hurler.

— Prenez garde, miss Lorna ! gémit Kitty qui venait d’entrer. Il n’est déjà pas si bien, ce petit ! Il faut le laisser.

— Donnez-le-moi, Lorna ! s’écria Arthur. Vous n’avez aucune chance de quitter cette maison. Avec lui tout au moins. Elle est cernée. Vous pensez bien que je ne suis pas venu seul.

— Vous auriez une armée que vous me laisseriez tout de même passer. Kitty, va chercher Brent ! Nous partons et je défie quiconque de nous en empêcher. Sinon… sinon je jette ce petit bâtard sur ces dalles pour qu’il s’y fracasse le crâne !

— Vous ne ferez pas ça ! gémit Arthur qui tremblait de tous ses membres devant la lueur de folie qui venait de s’allumer dans les yeux de sa sœur.

Celle-ci éclata de rire :

— Croyez-vous ?… Je peux même faire mieux ! Tout, vous entendez, tout plutôt que vous rendre votre précieux trésor !

Virant sur ses talons, elle alla vers la cheminée où Kitty avait allumé du feu pour combattre la fraîcheur et surtout l’humidité de la nuit. Son intention n’étant que trop évidente, Arthur se jeta en avant avec un cri d’horreur au moment même où claquait un coup de feu. Son pied butta sur un carreau déchaussé et il s’étala devant Lorna à l’instant même où la douleur lui faisait lâcher le bébé qui tomba sur lui. Debout au seuil de la chambre, véritable statue de la Justice, Guillaume venait de tirer. Son bras était encore tendu.

Jetant l’arme, il se précipita vers son fils tandis que Kitty enlevait le petit Louis qui, surpris sans doute par tout ce vacarme, ne criait plus.

— Tu n’as rien ? demanda Guillaume épouvanté. Sans ce bout de faïence brisé, j’aurais pu l’atteindre.

— Sûrement pas ! Vous êtes un trop bon tireur, fit Arthur en se relevant pour revenir vers sa sœur.

Celle-ci venait de s’asseoir sur une chaise en comprimant son bras blessé. Elle regardait Guillaume avec un mélange de fureur et de désespoir.

— Vous avez tiré sur moi. Faut-il que vous me haïssiez ?

— Vous n’avez rien épargné pour ça !

— Au point d’essayer de me tuer ?

— Si j’avais voulu vous tuer, croyez bien que vous seriez morte. Je ne manque jamais ma cible. Faites en sorte, à l’avenir, que je ne le regrette pas ! Kitty, donnez ce petit à Arthur et voyez la blessure de votre maîtresse !

Ce n’était pas grave : la balle que l’on retrouva sur le sol n’avait fait que traverser la chair du bras. Les mains habiles de la camériste eurent vite fait de confectionner un pansement confortable.

— Voilà ! dit-elle. Je pense que ça ira ?

— C’est parfait, dit Guillaume. Je suis sûr que tout se passera parfaitement jusqu’en Angleterre.

— Vous voulez que je parte ? s’écria Lorna. Alors que je suis blessée ?

— Pas au point de vous permettre de rester plus longtemps, et estimez-vous heureuse que je ne fasse pas pire ! Préparez-vous ! Je vais vous conduire moi-même jusqu’au bateau afin de m’assurer que ce départ-là sera définitif.

La mer était au plus haut et la nuit proche de sa fin. Les derniers reflets de la lune argentaient le flot couleur d’ardoise qui, paisible, clapotait doucement.

— La traversée sera facile, observa Tremaine en aidant Lorna à descendre de cheval pour aller vers la grève.

— À condition qu’on ne nous attaque pas. La guerre n’est pas finie que je sache, fit-elle acerbe.

— Elle ne vous tourmentait guère quand il s’agissait d’enlever mon petit-fils ! Je peux en tout cas vous assurer que vous serez en de bonnes mains. Bien qu’il porte cette nuit la marque des îles anglo-normandes pour approcher sans risques la côte britannique, je connais ce bateau. Il est de Barfleur et le patron est un excellent marin. Vous avez bien choisi.

Laissant Jeremiah et Kitty guider la jeune femme dans le petit chemin après avoir ordonné à Nicolas et à ses deux camarades de rester hors de vue, il marcha droit vers l’homme qui attendait, assis sur un rocher et qui se leva en le voyant venir à lui.

— Monsieur Tremaine ?… On ne m’avait pas parlé de vous.

— Rien d’étonnant à cela, Quentin. C’est ma nièce que vous allez emmener. Elle est anglaise et, pour la sécurité de la famille, elle ne tenait pas à ce que je m’en mêle. Je n’ai été prévenu qu’hier soir de son départ. Inutile de vous dire que je vous demande de veiller sur elle tout particulièrement. Je sais qu’on peut vous faire confiance.

Pour mieux accréditer encore ladite confiance, Guillaume glissa quelques pièces jaunes dans la main du marin qui eut un large sourire.

— Vous faites point d’soucis ! On la déposera à Wight en bon état.

— J’y compte ! Ah ! pendant que j’y pense, s’il lui arrivait de changer d’avis et de vous demander de la ramener ici, n’en faites rien. À aucun prix ! Elle ne le sait pas mais elle est en danger et vous le seriez aussi !

— Suffit qu’vous l’disiez ! Soyez tranquille ! Voulez-vous que je vienne vous rendre compte au retour ?

— Ça me rassurera. Merci, Quentin ! Allons-y maintenant !

Tous deux rejoignirent le sloop sur lequel trois hommes composaient l’équipage. Selon l’habitude des pêcheurs du Cotentin qui veulent toujours être debout à la lame, sa proue était tournée vers le large. Il était à trois ou quatre brasses de la plage mais quand l’un des hommes voulut la prendre dans ses bras pour la faire embarquer, Lorna le repoussa.

— Encore un instant ! Rien qu’un mot à dire…

Elle attira Guillaume un peu à l’écart.

— Ne me ferez-vous pas vos adieux ?

— Ils sont faits depuis longtemps. Ce ne serait qu’une redite. Il faudra vous contenter d’un simple vœu : je vous souhaite d’arriver enfin à être heureuse. Quoi que vous en pensiez et en dehors de cette petite blessure, je ne vous ai jamais voulu aucun mal !

— Moi je vous souhaite l’enfer ! Un enfer à la mesure de mon amour pour vous. Adieu, Guillaume ! Je te souhaite de souffrir un jour autant que je souffre !

Elle le regardait intensément mais, comme il ne répondait pas, elle éclata en sanglots. Tremaine la regarda rejoindre ses compagnons. Kitty, qui pleurait elle aussi, se retourna pour lui faire un signe de la main. Quant à Jeremiah Brent, il salua du chapeau. Tout à l’heure, avant d’arriver, il l’avait remercié tout bas, avec un peu de honte, mais soulagé qu’il ait préservé le pauvre bonheur puisé auprès de cette femme, et Guillaume le plaignit.

L’embarquement s’achevait. Les hommes hissèrent la grand-voile que la brise gonfla aussitôt. Le bateau s’éloigna et, quand vint l’aube, il n’était plus qu’un petit point en route vers l’horizon. Guillaume alors remonta vers ses gens avec au cœur une véritable joie, une véritable paix… À cette minute, Arthur et Daguet devaient être de retour aux Treize Vents et les bras d’Elisabeth refermés sur son enfant. À l’est le feu de Gatteville brûlait encore et Guillaume sourit à ce lumineux présage…

Chapitre XIV

Anniversaire

« Décidément, c’est une vraie plaie que l’amour ! » pensait Guillaume en déambulant dans les rues de Cherbourg. « Un chiendent, une mauvaise herbe qui pousse n’importe où, n’importe comment, capable avec ses racines en forme de griffes de faire éclater des murailles. »

Il venait de quitter, à la porte de la taverne Ouistre où ils avaient soupé, son ami Joseph Ingoult qu’il n’avait pas vu depuis longtemps et, en dépit des traditionnels coquillages et homards grillés toujours aussi admirables qu’ils avaient partagés, Guillaume ne réussit pas à retrouver l’atmosphère joyeuse et détendue qu’ils partagaient également lorsqu’ils s’attablaient ensemble sous les lambris de chêne, culottés comme une bonne pipe, de la célèbre taverne. Joseph n’était plus ce qu’il était. L’amour désespéré qu’il portait à Mme de Bougainville était en train de le détruire à mesure que le chagrin rongeait les forces vives d’une mère inconsolable.