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— Je sais que Flore s’en va vers la mort. Elle le sait aussi, et non seulement elle ne fait rien pour l’empêcher mais elle la souhaite, elle l’attend, elle l’espère, tentait-il d’expliquer.

— Mais enfin, elle a d’autres enfants et son mari l’adore…

— C’est étrange, n’est-ce pas ? Pourtant, nous avons tous l’impression que seul comptait celui qui est parti. Elle pense, je crois, que ni ses garçons ni l’amiral n’ont plus besoin d’elle, mais qu’Armand est perdu dans les ténèbres et qu’il l’appelle.

— Et toi ? Est-ce une raison pour tout sacrifier de ta vie ? Je sais bien que tu l’aimes et que tu en as les moyens, mais on ne te voit plus que rarement ici, tu n’habites presque plus ta maison, au point que ta gouvernante se demande si elle ne va pas te quitter. Ton existence doit-elle s’arrêter quand prendra fin celle de Mme de Bougainville ?

— Je suis incapable de te le dire. Une chose seulement est certaine : je veux être auprès d’elle le plus possible. Après ?…

Le geste qui appuyait le mot laissait le champ libre à toutes les suppositions et Guillaume fronça le sourcil :

— J’espère que tu n’as pas l’intention de te tirer un coup de pistolet sur sa tombe ? ricana-t-il. Ce serait une offense pour l’amiral et pour la mémoire de cette femme exquise. Sans compter le ridicule !

— Un gâchis inutile, n’est-ce pas ? Mais, dis-moi, toi qui prêches si bien, tu es orfèvre en cette matière : ta vie sentimentale n’est pas un modèle de sagesse…

Tremaine en convint volontiers, admettant même qu’on ne pouvait pas grand-chose contre les surprises du destin ni, surtout, contre les mouvements souvent désordonnés du cœur humain :

— Je sais que je suis mal venu à te faire la morale. Mon amour pour Marie a peut-être tué Agnès et, pour quelques heures d’aberration, j’ai perdu la femme que j’aime, la seule qui pouvait me faire oublier Marie… Alors, agis à ta guise, mais pense de temps en temps que tu as ici des amis qui tiennent à toi !

On se sépara là-dessus sans trop savoir quand on se reverrait. Joseph Ingoult quittait Cherbourg par la diligence, tôt le matin. Guillaume, lui, passait la nuit en ville, ayant rendez-vous dans les premières heures avec le maire, Pierre-Joseph Delaville. Il regagna donc l’ancienne auberge des Ducs de Normandie rebaptisée Guillaume le Conquérant, où il avait gardé quelques habitudes. Il était déjà tard, pourtant les rues, nouvellement éclairées par des reverbères grâce au docteur Delaville – grand maire s’il en fut ! –, demeuraient animées à cause de l’immense chantier ouvert par Bonaparte.

Obsédé, en effet, par les « merveilles de l’Égypte », ses monuments cyclopéens et surtout le fameux lac artificiel Moeris, situé à quarante-cinq mètres au-dessous du niveau de la Méditerranée, celui-ci venait d’ordonner des « travaux pharaoniques » destinés à transformer l’ancien « Pré du Roi » en une suite de bassins défendus par des écluses tandis que l’on achèverait la grande digue. De nombreux ouvriers avaient été appelés et aussi les soldats de deux régiments. Tout ce monde créait dans la ville un mouvement perpétuel auquel, ce jour-là, s’ajoutait l’agitation causée par l’arrivée d’un navire américain, le Delaware, dont le drapeau étoilé flottait allègrement au milieu de la rade. Ce bateau était chargé de coton destiné aux filatures récemment implantées dans la région : une entre Valognes et Nègreville et deux dans le Val de Saire, innovations qu’appréciait fort Tremaine, toujours disposé à contribuer au développement du Cotentin. Ainsi devait-il rejoindre le lendemain, chez le maire, le filateur Philippe Fontenillat pour une histoire d’entrepôt à partager.

Guillaume n’avait pas très envie d’aller se coucher. En ce premier jour de septembre dont on avait espéré qu’il apporterait de la fraîcheur, il faisait aussi chaud et lourd que pendant tout un été qui n’avait connu qu’une succession de canicules et d’orages. Parfois redoutables d’ailleurs et générateurs de violentes tempêtes, comme celle du 20 juillet où des bateaux s’étaient fracassés dans les ports un peu partout et où là-haut, dans le Nord, à Boulogne, l’obstination de l’Empereur à vouloir passer, en pleine mer, la revue des bâtiments destinés à l’invasion de l’Angleterre malgré l’opposition formelle de l’amiral Bruix, avait causé une catastrophe : Bonaparte – on n’était pas encore habitué à l’appeler Napoléon ! – avait failli se noyer et plusieurs bateaux s’étaient perdus corps et biens.

En dépit de ce tragique précédent, un bon orage eût été le bienvenu, et Guillaume l’appelait de tous ses vœux. Ayant mis bas son habit et dénoué sa cravate, il approchait de son auberge à une centaine de pas derrière un personnage allant dans la même direction quand il vit soudain deux malandrins surgir d’un coin sombre et se jeter sur lui. L’un d’eux le frappa à la tête tandis que l’autre fouillait rapidement ses poches. Le malheureux s’écroula sans un cri mais Tremaine se mit à hurler « Au voleur ! A l’aide ! » en s’élançant aussi vite que le permettait sa mauvaise jambe mais, naturellement, quand il arriva auprès de la victime les bandits avaient disparu.

Sans chercher à leur courir après, ce qui n’eût servi à rien, il s’agenouilla, souleva la tête de l’homme et, sous le coup de la surprise, faillit bien la laisser retomber : c’était sans aucun doute possible son vieil ami François Niel, son compagnon d’enfance québecquoise, qui venait de se faire assommer sous ses yeux !

Il n’eut cependant pas le temps de se poser beaucoup de questions car, fort heureusement, le Canadien possédait un crâne solide et il n’était qu’étourdi. Ramené dans la salle de l’auberge, il reprit rapidement ses esprits grâce aux effets conjugués d’un pot d’eau fraîche et d’un verre de rhum. Il n’eut même pas l’air vraiment surpris en découvrant le visage de Tremaine penché sur lui.

— Tiens, Guillaume ? Je ne pensais pas te voir si tôt ! Oh ! que cette brute m’a fait mal ! grogna-t-il en se redressant pour prendre la position assise. Je vais avoir une bosse énorme.

— Disons qu’elle est en bonne voie, fit Tremaine en tâtant le crâne de son ami, mais j’espère qu’elle n’aura pas de suite. Cela ne me dit pas ce que tu fais à Cherbourg ?

— Je suis venu te souhaiter ton anniversaire ! C’est bien après-demain que tu auras cinquante-quatre ans ? Moi, je les ai depuis trois mois.

— Tu es venu de Londres pour ça ? Mais comment as-tu fait et pourquoi est-ce que je te retrouve ici plutôt que chez moi ? Aurions-nous fait la paix avec les Anglais ?

— Du tout, mais je n’arrive pas d’Angleterre, je viens de New York avec le bateau qui est dans la rade… et qui m’appartient en partie.

— Toi, un navire américain ? Alors que tu vomissais ces gens-là presque autant que moi ? Comment est-ce possible ?

— C’est une histoire intéressante… mais si tu veux que je te la raconte, j’aimerais mieux qu’on s’installe ailleurs. J’ai une chambre ici.

— Moi aussi. J’y passe la nuit à cause de mes affaires qui, si j’ai bien compris, doivent être un peu les tiennes.

— Possible ! Allons chez moi, commande-nous du vin frais et quelques tranches de pâté : je n’ai pas soupé ce soir…

Un moment plus tard, installé devant la fenêtre largement ouverte sur la mer nocturne, François Niel, tout à fait remis, allumait sa pipe après celle de son ami et entreprenait l’explication de ce voyage-surprise.