— Lorsque j’ai séjourné chez toi, voici bientôt deux ans, je ne t’ai pas parlé de mon ami John Dawson, parce que, sachant ton peu de sympathie pour les Yankees, je craignais que ton fichu caractère ne prenne feu et que tu me taxes de trahison, mais, en fait, il y a sept ou huit ans que nous nous connaissons. C’est un négociant d’Albany, un homme droit, bon et généreux, dont la grand-mère, d’ailleurs, était native de Trois-Rivières. Je l’ai rencontré dans une tribu Mohawk avec laquelle j’entretiens de bonnes relations pour la traite des fourrures. Lui ne les connaisait pas du tout ; c’était la première fois qu’il tentait l’aventure de ce côté-là et, naturellement, il n’avait pas su s’y prendre. Résultat, il était en grand danger de perdre son scalp quand je suis arrivé chez le chef Homobok. Naturellement, j’ai réussi à le tirer de là et nous sommes devenus amis. Pour me remercier, il m’avait proposé de travailler ensemble et, pendant un certain temps, j’ai refusé, craignant des complications avec les gouverneurs anglais. Et puis l’idée a fait son chemin dans mon esprit : m’associer discrètement avec Dawson, c’était la possibilité d’échapper à l’obligation de ne commercer qu’avec l’Angleterre et, la guerre ayant repris avec la France, le reste de l’Europe nous était interdit à nous autres gens du Québec. C’était tellement tentant que je n’ai pas résisté : nous avons acheté un bateau en commun ; nous l’avons chargé de coton pour Cherbourg où mon ami a des clients et voilà le résultat ! Le Delaware est ici !
— Mais vos relations, comment pouvez-vous les entretenir ?
— La vallée de l’Hudson est un passage commode entre Montréal où j’ai un comptoir et Albany, donc New-York, même si le passage du lac Champlain, où les Anglais conservent Pointe-Couronne est encore délicat, mais nous avons l’un et l’autre des gens habiles à notre service. Moi-même j’arrive à me rendre assez souvent à Albany, et je suis en train de devenir vraiment riche !
— J’en suis très heureux, François, mais peut-être ce soir l’es-tu un peu moins ? On t’a volé beaucoup ?
— L’argent que j’avais sur moi : quelques dollars américains. Le plus gros est resté à bord. Alors, suis-je invité à fêter le 3 septembre aux Treize Vents ?
— Bien sûr ! Je t’emmènerai demain. Mais, j’y pense ! Si ton ami Dawson est à bord, il faudrait peut-être songer à l’emmener aussi ?
— Non. Il est resté là-bas, mais sachant quel port rejoignait le Delaware je n’ai pas pu y tenir. Dawson m’a procuré un passeport américain : je suis officiellement son cousin Jeff Dawson et je vais passer quelques jours ici, le temps que l’on décharge et que l’on embarque une cargaison de vins, de soie et autres produits de la douce France ! Tu ne peux pas savoir à quel point j’en suis heureux ! Revoir les Treize Vents ! Un vrai bonheur !
— Seulement les Treize Vents ? Je suis touché que tu aies songé à mon anniversaire mais… est-ce que, dans ton plan, il n’y aurait pas une petite place pour Varanville ?
L’aimable visage de François rougit. Plein et agréablement coloré d’habitude sous la couronne de cheveux blonds grisonnants, il vira au rouge brique. Guillaume comprit qu’il touchait un point toujours sensible et que le souvenir de Rose ne s’était pas effacé dans le cœur, resté simple et naïf, de son ami, en dépit de ses talents de négociant. Trop ému même pour parler, François pensa se contenter d’un sourire timide mais finit tout de même par murmurer :
— C’est vrai. Est-ce bête, hein, à mon âge ?
— Nous avons le même et j’en suis au même point que toi. Seulement si tu veux présenter tes hommages à Rose, il te faudra aller à Varanville : elle ne vient plus que rarement chez moi. Encore est-ce à ma fille et à mon petit-fils qu’elle réserve ses visites toujours très brèves…
— Elisabeth est mariée ?
— Oui… Oui et non ! Je vais te raconter ça en détail parce que toi tu es presque mon frère et que des aventures pareilles, ça n’arrive qu’à moi. Mais pour en finir avec Rose, j’ai bien peur qu’on ne représente plus rien pour elle ni l’un ni l’autre. Elle reçoit depuis des mois un certain La Morinière et ses sœurs qui m’ont tout l’air d’être installés là pour l’éternité. Tout le monde est persuadé que ça va finir par un mariage… Je ne te cache pas que j’aimerais cent fois mieux qu’elle t’épouse, toi, parce que le personnage ne m’inspire pas confiance. Ce n’est pas convenable de vivre ainsi aux crochets d’une dame !
— Tu le connais ?
— Non, je n’ai jamais voulu le rencontrer. D’ailleurs je ne mets plus les pieds à Varanville.
— Alors, tu ne peux pas juger en conscience. Rose n’est pas femme à se tromper.
Tremaine regarda son ami avec admiration :
— Quel brave homme tu fais ! Il n’y a pas une once de méchanceté en toi alors que tu devrais le haïr d’instinct, ce voleur !
— Pourquoi donc ? Toi aussi tu aimes Rose et pourtant tu m’es toujours aussi cher, fit François avec simplicité. Et je continue à penser que tu as tort : ce n’est pas en cédant le terrain à l’ennemi qu’on se bat. Moi, j’ai bien l’intention d’aller au château et de dire ce que j’ai à dire.
— Qui sait, tu réussiras peut-être parce qu’elle t’aime bien mais tu iras seul : il n’y a pas que La Morinière : Alexandre, que l’on a toujours considéré comme fiancé à Elisabeth, n’a pas supporté son mariage et ne veut plus la rencontrer. Tu vois que les relations sont devenues difficiles.
— Alors, parle-moi d’Elisabeth si tu veux que je comprenne.
La nuit s’avançait quand Guillaume acheva ses confidences que François écouta sans manifester autrement de surprise : habitué depuis l’enfance, comme Guillaume lui-même, aux événements tragiques et aux heures dangereuses, sachant bien d’autre part que la pitié était le dernier sentiment que souhaitait inspirer Tremaine, il se contenta d’une simple conclusion :
— En dépit de l’honneur, on ne peut pas dire que cette histoire soit une vraie chance mais tu as les épaules assez larges pour l’assumer. Et tu as autour de toi bien des gens dévoués. À propos, comment ceux des environs ont-il pris la naissance d’un enfant dont ils n’ont jamais vu le père ?
— Beaucoup mieux que je ne le craignais. Nous avons fait ce qu’il fallait, je crois.
En effet, dès le retour de sa fille, Guillaume s’était rendu auprès de l’abbé Gaudin, desservant de La Pernelle et de l’abbé Bidault, curé de Saint-Vaast-la-Hougue et, sans leur faire l’injure d’exiger le secret de la confession, il leur avait montré le certificat de mariage délivré à Elisabeth par l’abbé Nicolas, curé de Vierville. Aussi quand on vit les deux prêtres témoigner à la jeune femme, d’une dignité parfaite dans ses robes noires ou blanches, respect et amitié, les quelques langues disposées à s’agiter de façon malveillante se trouvèrent muselées. De vagues bruits ayant d’ailleurs transpiré des murs de Chanteloup, on devina que la jeune mère portait le poids d’un destin auguste mais tragique, et quand Mme de La Haye-Richemont – Guillaume s’était souvenu de ce nom attribué par le bailli de Saint-Sauveur à son protégé après la fuite du Temple – se rendait aux offices, il y avait plus de larmes que d’ironie dans les regards qui la suivaient. La finesse et la discrétion naturelles des gens du Cotentin jouèrent pleinement, leur goût des légendes et des grandes histoires s’en délecta, leur compassion et leur fidélité au malheur furent totalement acquises. Les gens de Saint-Vaast étaient les dignes cousins de ceux de Saint-Pierre qui, pendant la Terreur, étaient allés chercher en délégation leur marquis de Saint-Pierre à la prison de Coutances pour le ramener chez lui. Parce qu’ils l’aimaient bien…