On aimait bien aussi « les gamins des Treize Vents ». Et, si quelques commères venimeuses tentèrent de se manifester, au marché par exemple, elles trouvèrent toujours quelqu’un pour leur boucler le bec. Il ne s’agissait pas que de mauvais bruits aillent réveiller la hargne du brigadier Pelouse – ce horsain ! – qui n’avait pas encore bien digéré la façon dont on l’avait obligé à rendre sa liberté à Guillaume Tremaine.
Elisabeth vécut donc ces deux mois d’été dans la paix et le bonheur qu’elle éprouvait à se retrouver chez elle et à cajoler son petit Louis qui poussait comme un champignon. L’absence de nouvelles de son époux la tourmentait bien un peu mais elle avait assez de sagesse pour comprendre que, séparée de lui par une mer et une guerre, beaucoup de temps s’écoulerait peut-être avant qu’ils puissent se rejoindre. Au moins par écrit ! Elle en parlait parfois mais son père, même s’il débordait intérieurement de compassion, continuait à garder le secret.
François Niel l’approuva. À la place de Guillaume il en ferait tout autant mais, à causer ainsi le temps passait vite et il était fort tard quand les deux hommes décidèrent de faire place au sommeil en attendant de prendre ensemble, leurs affaires respectives réglées, le chemin des Treize Vents.
Pour être familial, l’anniversaire de Guillaume n’en revêtait pas moins cette année un caractère un peu exceptionnel. D’abord parce que la famille était enfin au complet, débarrassée de toute présence hostile et même augmentée d’un membre que tout le monde adorait déjà. Bébé sage, aimable et toujours souriant, « Loulou » régnait du haut de son berceau sur une maisonnée qui l’eût dévoré de baisers à longueur de journée si sa mère et Guillaume n’y avaient mis le holà. Elisabeth, ses frères, Potentin et Clémence avaient donc décidé que, cette fois, on ferait doublement la fête puisque l’an passé personne n’y avait eu le cœur en l’absence d’Elisabeth. Le programme était simple d’ailleurs : on commencerait par entendre une messe particulière célébrée en l’honneur de Guillame dans l’église de La Pernelle puis, avec les meilleurs amis du héros, on dégusterait le festin que Mme Bellec préparait depuis trois jours dans sa cuisine d’où elle chassait à peu près tout le monde. Seule abstention – et non des moindres évidemment ! –, Mme de Varanville s’était excusée : elle attendait son fils qui devait arriver de Bretagne où il était allé séjourner chez des cousins. En revanche Mme de Chanteloup promettait de venir : aucune force au monde n’aurait pu l’empêcher de saisir cette occasion de vénérer son « petit prince », comme elle s’obstinait à l’appeler en dépit des supplications de Guillaume. Et puis c’était aussi une façon d’apaiser un peu la déception de Guillaume, mal convaincu par le prétexte invoqué par Rose bien qu’il fût sans doute l’expression de la vérité ; tous ceux des Treize Vents savaient bien qu’Alexandre, profondément blessé par le mariage d’Elisabeth, ne voulait plus se trouver en sa présence.
Autour de la table se réuniraient aussi Mlle Le Houssois, le docteur Annebrun, les Rondelaire, le notaire Le Baron et sa femme, les Quentin, les Calas et, bien entendu, l’abbé Gaudin. Ce qui faisait déjà pas mal de monde, mais l’arrivée tellement inattendue de François Niel n’enchanta pas moins la maisonnée. D’abord parce qu’on l’aimait, que l’on était heureux de le revoir et aussi parce qu’il apportait deux grandes malles de cadeaux. Et pas seulement pour Guillaume ! Celui-ci se tailla bien la part du lion avec une superbe pelisse en martre mais d’autres fourrures étaient destinées à la famille. Il y avait aussi des feutres et des cuirs brodés de couleurs vives par les femmes indiennes, des statuettes de stéatite sorties des mains habiles des Esquimaux du Grand Nord, un magnifique herbier contenant à peu près toutes les plantes du Canada destiné à Adam, mais qui mit une larme dans les yeux de son père parce qu’il lui rappelait les courses à travers les bois de son enfance en compagnie de son ami indien Konoka. Enfin trois bouteilles de sirop d’érable afin que Mme Bellec puisse lui confectionner les crêpes et les tartes dont il se régalait jadis. Et là encore, en faisant couler, pour y goûter, l’épais liquide brun dans une cuillère, le maître des Treize Vents faillit bien se mettre à pleurer.
Quand le soleil se leva après un glorieux orage nocturne qui brisa définitivement la pesante chaleur, lava la campagne de sa poussière et gonfla d’aise toutes les poitrines, chacun se prépara à fêter dignement les cinquante-quatre ans de Guillaume Tremaine. Non seulement les invités mais tous les pauvres d’alentour qui savaient bien qu’ils en recevraient leur part. Un des plus hauts usages des grandes familles normandes voulait, en effet, que l’on distribuât aux pauvres une somme équivalente à ce que l’on dépensait pour une réception et, depuis son mariage, Guillaume avait adopté cet usage. Par générosité naturelle d’abord mais aussi en souvenir de son épouse, Agnès de Nerville, dont l’alliance apparentait ses enfants à l’ancienne noblesse et dont le sang gardait quelques traces de celui du Conquérant. Alors, tout à l’heure, grimperaient vers les Treize Vents les plus miséreux de ce coin du Contentin, sachant bien qu’ils ne repartiraient pas les mains vides. Ils viendraient plutôt vers la fin de la journée pour ne pas encombrer ni trop se montrer, avec cette pudeur et cette délicatesse de ceux qui savent le poids d’une existence vraiment difficile.
La journée fut une réussite. Sous un soleil redevenu clément, elle se déroula comme dans un joli rêve à la satisfaction de tous. Un instant même, Guillaume put croire qu’elle allait lui offrir le plus doux des présents. Tandis que, la plupart des invités partis et cependant que Potentin présidait près des cuisines à la distribution d’aumônes, de nourriture et de friandises, il s’attardait au jardin en compagnie de Mlle Anne-Marie, de François Niel et de Pierre Annebrun, il lui sembla être le jouet d’une illusion : la voiture de Mme de Varanville franchissait la grille… Seulement, ce n’était pas une illusion.
Envahi par une chaude bouffée de joie et persuadé que Rose venait lui porter ses vœux avec son sourire, il courut et se jeta à la tête des chevaux mais il n’eut même pas le temps d’ouvrir la portière. Celle-ci se rabattit et le jeune Alexandre sauta presque sur les pieds de Guillaume qui eut peine à cacher sa déception :
— Je vous apporte un de vos amis que j’ai trouvé sur la route ! Il est blessé mais, avant de s’évanouir, il m’a demandé de l’amener, assurant que c’était une question de vie ou de mort, dit le jeune homme.
— Allez chercher le docteur Annebrun, s’il vous plaît ! Il se promène dans la roseraie, fit Guillaume en grimpant dans la voiture.
Un homme, en effet, était étendu sur les coussins. Pâle, les yeux clos, respirant difficilement avec, sur la poitrine, une large tache de sang, Victor Guimard avait tout l’air d’être en train de mourir.
— Qu’est-ce qu’il fait là et qu’est-ce qui a bien pu se passer ? s’écria Arthur accouru sur les talons de son père.
— Je ne sais pas. Alexandre dit qu’il l’a trouvé sur la route.
Au son de cette voix connue, le blessé ouvrit les yeux tandis que sa bouche s’étirait en un faible sourire :
— J’arrive… à temps, j’espère ? Ils ne sont pas là, n’est-ce pas ?
— Qui donc, mon ami ?
— Sainte… Sainte-Aline… et son valet…
— Mais non. Est-ce qu’ils devraient être ici ?
— Sont… sûrement pas loin !