— Descends de là et laisse-moi l’examiner ! coupa Pierre Annebrun qui tirait Arthur en bas pour monter à son tour. Va donner des ordres pour un brancard, une chambre. Il faut le sortir de cette boîte !
Sur un coup d’œil de son père, Arthur partit comme une flèche vers la cuisine où le personnel aidait Potentin et Clémence dans leur tâche charitable au milieu d’un vrai vacarme : le majordome s’efforçait de se débarrasser d’un mendiant qui poussait de grandes clameurs et tenait absolument à lui raconter ses derniers malheurs. Le bonhomme était pittoresque et la joute oratoire amusait tout le monde. Ce que voyant, Arthur se contenta de récupérer Valentin et Sylvain pour transporter le blessé et prit Lisette à part en lui demandant d’ouvrir une chambre.
Il sortait de l’office avec elle quand une petite paysanne pauvrement vêtue acheva de descendre l’escalier en courant, se jetant presque dans ses jambes :
— Eh bien, Annette, qu’est-ce que tu fais là ? s’étonna-t-il.
— Oh ! M’sieur Arthur… y a un vilain homme qui vient d’monter. C’est un mendiant… Il était avec c’lui qui brait si fort…
Le cœur du jeune homme manqua un battement.
— Allez chercher mon père, Lisette ! Dites-lui de venir vite, et avec des armes ! Ma sœur est là-haut avec le petit. Elle est en danger… moi je monte ! Ah !… Qu’on s’empare de l’homme qui discute avec Potentin !
Empoignant au passage un chandelier de bronze, faute de mieux, Arthur s’élança dans l’escalier, accélérant même l’allure lorsqu’un cri étouffé lui parvint depuis la chambre de sa sœur. Il s’y jeta tête baissée, épouvanté par le spectacle qu’il découvrit : un homme grand et fort, qu’en dépit de sa défroque misérable il n’eut aucune peine à identifier pour l’avoir vu à l’œuvre sur la grève de Vierville, tenait Elisabeth à la gorge. Les jambes de la jeune femme ne soutenaient plus son corps et elle n’émettait que des sons faiblissants. À ses pieds, Adam, qui adorait chanter des petites chansons à son neveu et avait dû être surpris auprès de lui, gisait inanimé ainsi d’ailleurs que Béline dont la bouche saignait.
Arthur vit rouge. S’élançant sur l’agresseur, il le frappa de son chandelier mais ne réussit qu’à lui égratigner la tête sans l’assommer. Il y avait quelque chose des monstres préhistoriques dans cet être bâti comme une montagne. Pourtant, l’attaque du jeune homme parvint à lui faire lâcher prise. Abandonnant Elisabeth qui tomba sur le tapis avec la mollesse d’une étoffe, il se tourna vers ce nouvel ennemi, les mains ouvertes, un rictus démoniaque au coin de sa bouche grimaçante.
En dépit de son courage, Arthur recula, terrifié. Ce qui marchait sur lui n’avait rien d’humain. Un démon, une créature de l’enfer stupide et malfaisante animée par le seul désir de tuer. Il pensa qu’avec un peu de chance il réussirait à franchir la porte, que son père allait arriver mais, fasciné par le monstre, il ne discernait plus à quel endroit de la chambre il se trouvait au juste et, soudain, il buta contre un tabouret bas, tomba sur le dos. Avec un grognement de triomphe, l’autre se jeta sur lui. Arthur sentit une odeur fade de crasse et de sueur tandis que, sous le poids qui faisait craquer ses côtes, le souffle lui manquait. Il allait perdre connaissance à son tour quand sa poitrine fut soudain libérée tandis qu’un véritable barrissement éclatait à ses oreilles. À la place de l’affreux visage aux yeux exorbités qui disparut de son champ de vision, il vit François Niel et un valet attelés à l’énorme carcasse pour le libérer.
— Tu n’as rien ? demanda le premier en lui tendant la main pour l’aider à se relever.
— Non, mais comment avez-vous fait ? Cet homme possède la force d’un ours.
— C’est bien pour ça que je l’ai traité comme un ours, répondit le Canadien en montrant du doigt le monstre abattu, un couteau de chasse planté entre les épaules.
— Merci, monsieur Niel, merci beaucoup ! Mais, les autres ?… Elisabeth, mon Dieu ! Il l’a tuée.
Il la cherchait des yeux dans la chambre à présent pleine de monde. Il vit Guillaume enlever sa fille dans ses bras pour la porter sur son lit tandis que Mlle Le Houssois donnait des soins à Béline. Adam, déjà ressuscité, vint aider son frère à s’asseoir :
— T’inquiète pas pour Elisabeth : elle respire. Mais toi, est-ce que ça va ?
— Mieux, merci, seulement je boirais bien quelque chose. Et toi, au fait ? Tu n’étais pas frais quand je suis entré !
— Cet affreux bonhomme m’avait allongé un coup de poing au menton mais ça c’est rien : qu’est-ce que j’ai eu peur quand je l’ai vu arriver sur le berceau ! Parce que c’était à lui qu’il en voulait, c’était à Loulou… notre Loulou ! gémit Adam qui, ses nerfs lâchant, éclata en sanglots.
Cependant, personne n’était gravement atteint. La gorge d’Elisabeth resterait bleue et elle aurait du mal à avaler pendant quelques jours, Béline avait une énorme bosse à la tête et la bouche d’Adam commençait à enfler, mais le docteur Annebrun, qui avait abandonné Guimard un instant pour constater les dégâts, ne diagnostiqua rien de grave. Néanmoins, Arthur n’était pas encore tranquille.
— Et l’autre, père ? demanda-t-il à Guillaume qui semblait ne plus pouvoir se résoudre à lâcher la main de sa fille. Est-ce que vous avez pris l’autre ?
— Bien sûr ! Grâce à la petite Annette que nous irons remercier chez ses parents, on le tient. Alexandre, Daguet et ses hommes lui sont tombés dessus, avec l’aide aussi de ces pauvres gens auxquels ces deux misérables ont osé se mêler afin de s’introduire ici : ils l’ont empêché de s’échapper en se refermant derrière lui comme un mur. À présent, Sainte-Aline est dans la « pucherie1 » et sous bonne garde, tu peux me croire ! On va y aller voir dans un instant.
— Qu’allez-vous en faire ? Le tuer ?
— Le juger d’abord ! Je n’aime pas l’idée de tuer un homme de sang-froid, même un démon comme celui-là.
— Et celle de le relâcher pour qu’il puisse nuire encore, elle vous séduit ? fit Arthur avec rudesse.
— Non, rassure-toi ! Il n’a fait que trop de mal.
Il en avait même fait plus encore que Guillaume ne l’imaginait à cet instant ! Un peu plus tard, convenablement pansé et réconforté, Victor Guimard, dont la blessure était sérieuse mais moins grave que l’on n’aurait craint et la faiblesse due surtout à la perte de sang, put apporter, sur le personnage, un supplément de lumière sinistre.
Trois jours plus tôt, alors qu’il rentrait au ministère après une tournée d’inspection à Notre-Dame de Paris où l’on faisait de grands travaux en vue du sacre, il rencontra l’inspecteur Pasques dans le vestibule et celui-ci, avec lequel il entretenait jusque-là des relations polies mais sans éclat, parut tout à coup incroyablement heureux de le voir, le prit par le bras sans lui demander si cela lui convenait et l’entraîna faire quelques pas sur le quai Malaquais :
— Cette jeune femme que j’ai arrêtée chez Quentin Crawfurd en septembre dernier, vous vous y intéressez, je crois ? fit-il sans autre préambule. Mlle Tremaine, si je me souviens ?
— Je l’avoue, oui, dit Guimard après une courte hésitation car il ne savait pas très bien jusqu’à quel point il pouvait faire confiance à cet homme taciturne et plutôt hermétique, mais je n’en ai pas eu de nouvelles depuis près d’un an.
— Monsieur Fouché, lui, vient d’en avoir et, autant vous l’apprendre tout de suite, elle est en danger.
En effet, le matin même, un commissionnaire avait déposé à l’intention du ministre une lettre anonyme. Tout y était en bonne et due forme : le mariage avec le prince dans l’église de Vierville, de départ du Temple avec la grâce de Bonaparte, le refuge à Bayeux chez Mme de Vaubadon, le départ de Louis-Charles grâce au chevalier de Bruslart et à une frégate anglaise, enfin le retour de la jeune femme dans la région de Saint-Vaast et finalement la mise au monde d’un enfant mâle désormais seul espoir des partisans du duc de Normandie, puisque celui-ci avait trouvé la mort en Angleterre.