Jamais Guillaume n’avait pu se résoudre à y toucher, même dans ses plus grandes difficultés : il réservait ces merveilles à ses enfants mais cette nuit, le moment était venu d’en faire le partage. Triant soigneusement les pierres dont l’éclat scintillait sous la douce lumière de la bougie, il en fit trois parts égales, en enveloppa une dans un petit sac de daim, rangea les autres et remit tout en place.
Revenu dans sa bibliothèque, il déposa le petit sac dans le maroquin. S’asseyant dans le grand fauteuil d’ébène et d’ivoire à têtes d’éléphants qui avait été celui de Jean Valette, il éteignit tout et, laissant enfin le chagrin l’envahir, il compta l’une après l’autre chacune des minutes de cette dernière nuit d’Elisabeth aux Treize Vents et attendit le jour. Quand le soleil brillerait, il monterait chez elle pour lui apprendre que si elle voulait garder une chance d’être heureuse il lui fallait partir.
Il craignait une révolte, un refus, des larmes peut-être. En tout cas une réaction violente, mais il n’en fut rien et il comprit qu’elle avait changé plus encore qu’il ne le croyait. Elisabeth écouta son père sans mot dire puis elle alla prendre son fils dans le berceau et le serra tendrement contre sa poitrine :
— Il n’y a rien d’autre à faire ? demanda-t-elle.
— Rien, hélas ! Nous devons penser seulement que l’arrivée de François est une vraie chance ! Sans lui…
— Je sais mais… mon époux quand il viendra ?
— Il y aura toujours un bateau pour te l’amener. Je te le promets.
Elle eut un petit sourire triste, releva un instant les yeux sur son père. Guillaume vit alors qu’ils étaient pleins de larmes.
— Et vous… et tous ceux d’ici ? Vous reverrai-je ?
— Tu peux en être sûre ! Aucune tyrannie ne pourra jamais faire que nous soyons à jamais séparés, nous les Tremaine !
— Jurez-le ! Jurez que vous me rejoindrez ou que je reviendrai !
— Sur ma vie, sur la tienne, je te le jure !
Alors, tenant toujours l’enfant endormi, elle vint se blottir dans ses bras et ils restèrent un long moment étroitement embrassés. C’est ainsi qu’ils se dirent adieu…
Quand la voiture, escortée à cheval par Arthur, Adam et Daguet, eut disparu au tournant de la grille, Guillaume, appuyé d’une main sur sa canne et de l’autre sur Potentin qui semblait vieilli de dix ans, rentra chez lui. Dans le vestibule, il n’y avait plus personne. À sa demande, les femmes s’étaient rassemblées dans la cuisine autour de Mlle Anne-Marie pour lui laisser le dernier regard. Elles savaient qu’il avait besoin d’être seul pour mieux suivre par la pensée le chemin si connu qu’allaient emprunter la berline chargée de bagages et ses occupants. Car, bien sûr, Elisabeth ne partait pas seule : outre François Niel, Béline avait pris place auprès d’elle pour partager désormais son sort.
— Elle aura besoin de moi autant que j’ai besoin d’elle et du petit, déclara cette femme simple que l’on avait crue sotte beaucoup trop longtemps.
En fait, la difficulté avait été d’empêcher d’autres volontaires de se joindre à l’expédition. Arthur d’abord, que cette nouvelle séparation désespérait et puis Victor Guimard qui, du fond de son lit, suppliait qu’on lui permette d’embarquer, lui aussi jurant qu’il ne voulait plus servir la police de Fouché et qu’en mer les blessures guérissaient beaucoup plus vite. Il fallut lui administrer un calmant pour le faire tenir tranquille. Encore s’endormit-il en jurant qu’une fois guéri, personne ne pourrait l’empêcher d’aller chercher fortune en Amérique, singulièrement dans la vallée de l’Hudson…
Guillaume lui enviait cette espérance, lui qui n’avait même pas le droit d’accompagner jusqu’au bateau ses enfants bien-aimés. Ne fallait-il pas qu’il soit là quand l’inspecteur Pasques ferait son apparition dans une heure, un jour, plusieurs jours ? Son absence pouvait avoir des conséquences trop dramatiques.
Au seuil des salons, il abandonna le bras de Potentin qui demanda :
— Voulez-vous que je reste un peu avec nous ?
— Non, mon vieil ami. Je suis comme les animaux, tu sais. Je cherche la solitude quand ça va mal.
Lentement, il traversa les pièces désertes dont les fenêtres grandes ouvertes laissaient entrer toutes les odeurs du jardin. La journée avait été magnifique et cette fin d’après-midi pleine de douceur. En passant, Guillaume détaillait comme s’il les voyait pour la première fois les meubles et les objets, les tentures et les coussins qui ornaient sa demeure. Que tout cela allait être triste à présent sans la grâce d’une maîtresse de maison ! Un jour, bien sûr, il en viendrait une : la femme d’Arthur, ou celle d’Adam, mais en attendant combien d’années allaient-elles s’écouler ?
D’un pas pesant, il gagna sa « tanière », le refuge du vieux fauteuil et s’y laissa tomber les coudes aux genoux, la tête dans ses mains, essayant vainement de se raisonner, de retenir de nouvelles larmes. Que lui arrivait-il pour se montrer si faible ? Il possédait la puissance de l’argent, des bateaux, toutes les possibilités de revoir sa fille tous les ans s’il le voulait. Et puis il y avait les garçons ! Est-ce qu’il avait cessé de les aimer ? Est-ce que celle qui s’en allait avec son petit prince exilé emportait tout son cœur avec elle ? Bien sûr que non ! Pourtant l’affreuse pensée que les Treize Vents venaient de perdre leur âme à tout jamais ne cessait de le ronger.
Un grincement du parquet, un léger froissement d’étoffes vint le chercher au fond de sa misère et lui arracha un grognement mouillé :
— Pardonnez-moi, Anne-Marie, mais je ne veux pas être dérangé, pas ce soir !
— Et moi je ne veux pas que vous restiez seul ! Ni maintenant ni plus tard.
Il laissa tomber ses mains, vit devant lui une robe de soie qu’il saisit comme s’il craignait qu’elle ne fût une illusion et ne disparût.
— Rose ! Est-ce que je rêve ?
— Peut-être mais, en ce cas, nous allons rêver ensemble !
— Comment êtes-vous ici ? Je n’ai rien entendu…
— Parce que je suis là depuis au moins une heure, à errer sous vos arbres. Ce midi, Elisabeth m’a fait porter une lettre pour me dire adieu. Alors j’ai su qu’il fallait que je vienne. Guillaume, mon cher Guillaume, ne soyez pas malheureux ! Vous la retrouverez. Il suffit seulement de savoir attendre.
— Si vous attendez avec moi j’aurai toutes les patiences. Mais, Rose, avez-vous vraiment dit que vous ne vouliez plus que je sois seul, plus jamais ?
Il s’était levé pour mieux admirer le reflet de soleil dans ses cheveux d’or rouge, dans le scintillement de ses yeux verts, mais il n’osait pas encore la prendre dans ses bras.
— Plus jamais, Guillaume ! Je l’ai dit…
— Vous m’aimez donc encore un peu ?
— Je n’ai jamais cessé de vous aimer. Surtout, je crois, quand je voulais tellement vous détester !
Alors, il osa. Et l’on n’entendit plus que le cri d’une mouette perchée sur le toit des Treize Vents… les Treize Vents qui garderaient leur âme.
Le samedi 4 décembre 1804, Guillaume Tremaine épousait Rose de Montendre dans l’église de La Pernelle, à l’heure même où, dans Notre-Dame illuminée, Napoléon Bonaparte recevait l’onction du sacre. Bien loin de là, de l’autre côté du grand océan, un enfant du sang des rois, exilé, commençait une nouvelle existence.