— A-t-on pu le prouver ?
— Non, naturellement. On sait peu de choses sur la vie intérieure des gens de cette époque, et on peut toujours s’en faire une fausse image. Mais, excusez-moi de vous avoir interrompue.
— Vous connaissez bien mieux que moi l’EMD, choisissez donc quelque chose que vous aimez particulièrement et chantez-le moi.
Faï Rodis s’accouda à la table, entourant son menton ferme de ses doigts. Elle garda cette pose quelques minutes, puis se mit à chanter d’une voix forte et haute :
— Spectre bleu ? interrogea Tchedi.
— Non, vert. Cette mélodie vient de « La Princesse Indifférente ».
— « Instant entre ombre et lumière », répéta Tchedi pensive. Quelle belle chose ! Je m’en souviendrai toujours. Et comme cela convient bien à notre route future qui côtoiera les étendues stellaires de Shakti et le gouffre de Tamas !
— « Instant entre ombre et lumière », mais c’est notre « Flamme sombre », je n’y avais pas pensé, dit Rodis. Pour moi, seul le sens profond avait une résonance et il nous a conduit au présent. Coïncidence fréquente née d’un sentiment intense !
Et Faï Rodis se replongea dans ses pensées, tandis que Tchedi Daan se faufilait dans le corridor circulaire où elle faillit se heurter aux astronavigateurs.
— Venez avec nous, Tchedi, l’invita Menta Kor. Nous allons danser. Le travail a bien marché aujourd’hui : nous avons établi le dernier programme cochléaire[11], et nous avons besoin de détente.
— D’accord, je vais appeler mon partenaire, Grif Rift, répondit Tchedi.
Elle leva le cadran du bracelet-signal.
Menta Kor lui recouvrit la main.
— Pas la peine. Il est monté à la véranda.
Menta Kor baissa les yeux, troublée.
— Pourquoi déranger Rift ? À mon avis, il réfléchit à des problèmes très importants.
— Raison de plus pour le distraire. Vous ne savez sans doute pas combien il a souffert. Grif Rift a perdu sa femme bien-aimée. Elle est morte lors de la découverte de l’ancien dépôt de poisons biologiques. Nos ancêtres les avaient amassés en quantités suffisantes pour empoisonner toute la planète. La sagesse des gens de l’EMT a sauvé le monde entier d’une terrible catastrophe, mais au prix d’une seule vie, et c’était celle-là même qui comptait tant pour Grif Rift.
Tchedi Daan se dirigea vers la porte de l’ascenseur obligeamment ouverte. On appelait « véranda » la partie située sous la coupole autour de la cabine sphéroïde de pilotage : elle servait de lieu de promenade et de salle de gymnastique. Tivissa Henako et Tor Lik s’y trouvaient aussi et couraient avec une ardeur frénétique.
Tchedi Daan vit Rift : il était accoudé à la balustrade de la galerie et regardait fixement le miroir argenté de l’enceinte réservée à la gymnastique. Celle-ci remplie de l’isotope de Thallium élaboré, atoxique et non volatil, était utilisée pour les exercices compliqués dans des conditions de pesanteur normale et élevée.
Tchedi emmena l’ingénieur en bas. Et le morose commandant de l’astronef eut un sourire involontaire en regardant de toute sa hauteur le visage empourpré de Tchedi. Ils dansèrent lentement et en silence. Tchedi sentit que les mouvements raides de Grif Rift se détendaient.
— Encore quelques jours et ils auront toutes les données, dit Tchedi en montrant les astronavigateurs.
— Vous vous remettrez alors au travail… Tchedi soupira. On dit qu’il n’est rien de plus terrible que d’entrer dans l’espace-zéro. Peut-être…
— Je vous trouverai une place dans la cabine de pilotage. Il y a là un petit fauteuil derrière le refroidisseur de l’indicateur de vitesse. La sociologue aussi doit regarder la racine de l’univers, impitoyable et terrible pour la vie qui survole les profondeurs, comme une mouette dans une nuit d’ouragan.
— Mais qui vole tout de même !
— Oui, c’est là que réside la grande énigme de la vie et son absurdité. La matière engendrant en elle la force même permettant de la résoudre et amassant des informations sur elle-même ! Un serpent qui se mord la queue !
— Vous parlez comme un homme d’autrefois, qui a vécu de façon étriquée et sans la joie que donne la connaissance.
— Nous tous, comme il y a trois mille ans, nous nous montrerions étriqués et petits si nous nous trouvions confrontés à un monde impitoyable.
— Je ne le crois pas. Nous sommes maintenant bien plus ouverts aux milliers de gens spirituellement proches de nous. À mon avis, rien n’est terrible, pas même la mort, la disparition sans trace de la petite goutte que je représente. Quoique… excusez-moi, je ne parle que de moi.
— Je ne vous considérais d’ailleurs pas comme un professeur du second cycle. Mais savez-vous combien le mot « jamais » est terrible et comme il est difficile de s’y habituer. On ne peut le supporter, et je suis persuadé qu’il en a toujours été ainsi. Depuis que l’homme a ressuscité le passé grâce à la mémoire et a regardé l’avenir grâce à son imagination.
— Mais le monde est construit de telle sorte que « jamais » se répète à chaque instant de la vie, c’est même l’unique chose qui se répète inéluctablement. Peut-être qu’en réalité, l’homme est seulement celui qui a trouvé en lui la force d’unir la profondeur du sentiment à cet inéluctable « jamais ». Jusqu’à aujourd’hui encore, beaucoup se sont efforcés de résoudre cette contradiction entre lutte et sentiment. Si tout cela – « jamais », l’amour, l’amitié – n’est qu’un processus doté d’une fin inévitable, alors les serments d’amour « éternel », d’amitié « pour toujours », auxquels nos ancêtres se sont tant cramponnés, sont naïfs et irréels. Par conséquent, la formule « plus froides sont les relations, mieux c’est » répond à la structure réelle du monde.
— Mais ne voyez-vous donc pas que cela ne correspond pas du tout à l’homme, car l’existence même de l’homme est une protestation contre « jamais » ? répondit Grif Rift.
— Je n’y avais pas pensé, reconnut Tchedi.
— Alors, considérez la lutte des émotions contre la brièveté de la vie, contre l’infinité inéluctable de l’Univers comme naturelle, comme l’une des coordonnées de l’homme. Mais si l’homme y ajoute la profondeur des sentiments et le « jamais », ne vous étonnez pas de sa tristesse !
Troublée, Tchedi Daan regarda le visage penché sur elle et caressa tendrement la grande main de l’ingénieur.
— Partons, dit brièvement Grif Rift, et il la conduisit à sa vaste cabine située sur le second pont.
L’ingénieur brancha une lumière grise utilisée pour l’observation des relations polychromes et déplaça un léger panneau. Un hologramme en matière plastique ressuscita les traits de celle qui était gravée dans la mémoire de Grif Rift.
La jeune femme, vêtue d’une ample robe blanche, était assise, les mains croisées sur ses genoux. Ses cheveux clairs soigneusement coiffés en croissant encadraient son visage légèrement levé. Le front lisse et bombé, les fins sourcils arqués et les yeux joyeux et malicieux s’harmonisaient avec la nuance moqueuse de la bouche pleine et ferme. Plusieurs rangs de perles roses ornaient son cou allongé et sa poitrine très décolletée, comme c’était la mode peu d’années auparavant. Une gaieté délicate et juvénile émanait de toute sa personne. Comme si, dans la cabine de l’astronef, se trouvait la fée du Printemps des immortels contes de l’humanité qui transmettrait aux astronavigants ce pressentiment particulier de bonheur réalisable que l’on ne rencontre que chez les très jeunes gens au plus fort d’un printemps tout imprégné de parfums, de reflets de soleil et du vent frais de la Terre.
11
Cochléaire : mentionné dans « La Nébuleuse d’Andromède » : calcul traitant le mouvement de translation en spirale (imag.) (n.d.t.).