— Quelle a été la cause de l’attaque ?
— Elle n’a pas pu encore le dire. Celui qui a attaqué Tchedi s’est suicidé et je doute qu’elle le sache.
Rodis réfléchit et dit :
— Tout vient du manque d’éducation sexuelle qui engendre la Flèche d’Ahriman. J’ai écouté votre cours sur l’érotisme de la Terre. Vous avez essuyé un échec même avec des médecins, alors qu’eux auraient dû être éduqués.
— Oui, c’est dommage, dit Evisa tristement, j’aurais voulu leur montrer que le désir maîtrisé ne conduit pas à la diminution des sensations sexuelles, mais, au contraire, à une passion accrue, que le désir est plus fort et plus clair si on ne lui lâche pas la bride. Mais que pouvons-nous faire s’ils n’ont, comme me l’a dit Tchedi, qu’un seul mot pour l’amour mais des dizaines de mots grossiers pour l’union physique. Voilà pour l’amour qui, dans la langue de la Terre, a une quantité de mots dont j’ignore le nombre.
— Il y en a plus de 500, répondit Rodis sans hésiter, 300 pour différencier les nuances de la passion et près de 1 500 pour décrire la beauté humaine. Mais ici, je n’ai rien trouvé dans les livres de Tormans, en dehors d’essais médiocres pour décrire, dans une langue indigente, sa belle dulcinée. Tout se passe de la même manière, toute poésie disparaît, la sensation s’émousse dans ces répétitions monotones. Les oligarques (grâce à leurs acolytes cultivés) luttent éperdument, afin d’empêcher les gens de prendre conscience des valeurs spirituelles qu’ils recèlent et des forces importantes de la nature humaine inhérentes à ces valeurs. Ils essaient également d’amoindrir et de déprécier la beauté physique, afin que l’homme ordinaire ne puisse en aucun cas se sentir meilleur que ses dirigeants ou supérieur à eux. Leurs laquais savants sont toujours prêts à mentir, à nier les forces spirituelles et à railler la beauté.
— Autrefois, poursuivit Rodis, en Europe, au Proche-Orient, dans l’Inde moyenâgeuse, l’amour physique était étroitement mêlé à la religion, à la philosophie, aux rites. Puis a suivi une réaction : Les Siècles Obscurs ont vu l’exaltation de la religion, le rejet et l’écrasement de la sexualité. Puis, nouvelle réaction : à l’ERM, agonie de la religion, retour à l’érotisme primitif, mais le rôle de l’aspect physique est plus faible, il n’y a plus d’impulsion puissante des sentiments. Cette période qui marque la fin des sociétés de type capitaliste sur la Terre, fut aussi marquée par le pragmatisme. L’érotisme comme les sciences et la politique, fut considéré sous l’angle du profit matériel et pécunier… Le pragmatisme a conduit invariablement à restreindre les sentiments ainsi que la pensée. Voilà pourquoi les Tormansiens doivent commencer par retrouver les sensations normales du monde et ce n’est qu’après, qu’ils seront capables d’un véritable érotisme. Mais vous bougez vraiment trop, Evisa ! Arrêtez !
Rodis passa ses doigts sur le corps d’Evisa, exerçant des pressions sur des points déterminés et parlant sur un rythme lent et musical. Au bout de quelques minutes, Evisa s’endormit d’un sommeil enfantin et paisible. Les rides d’affliction qui subsistaient aux commissures des lèvres disparurent rapidement. Rodis se mit à genoux et se cambrant en arrière toucha le sol de sa tête en redressant le dos. Ses compagnes étaient à un âge où les forces se rétablissent vite après un bon sommeil réparateur. Rodis les admirait toutes les deux et était contente d’elles. Elles avaient fait ce qu’il fallait pour étudier Tormans et, n’avaient, naturellement, pu changer la vie ici. Maintenant, elles allaient regagner « La Flamme sombre ». Evisa et Tchedi avaient apporté leurs petites graines au problème énorme du revirement de l’histoire de Tormans, elles n’avaient plus besoin de courir de risques. Tchedi l’anthropologue et Evisa le médecin de la Flotte Stellaire iront encore dans d’autres lieux de l’univers, elles donneront des enfants à la Terre et mèneront une vie longue et intéressante. L’humiliation extrême supportée par l’homme de Tormans, les souffrances que l’on y endure, le chagrin et la pitié éprouvés envers leurs confrères s’adouciront, s’effaceront et, une fois sur la Terre, cesseront finalement de les tourmenter…
La porte s’entr’ouvrit lentement, un SVP entra et s’arrêta aux pieds de Rodis. Elle ôta de son couvercle un lourd tambour blanc qu’elle installa avec effort à la fenêtre, vissa le cône bleu à une saillie spéciale du bord supérieur. Rodis trouva dans l’équipement d’Evisa un grand verre, d’une transparence qui le rendait invisible, et, retournant le cône, versa dans le récipient un liquide tout aussi transparent. Rodis y trempa ses lèvres avec précaution et son visage s’éclaira de contentement. Après l’eau minéralisée impure, pauvre en bactéricide et sentant le fer des conduites d’eau, le goût de l’eau de la Terre avait une saveur indicible. Neïa Holly n’avait pas non plus oublié d’envoyer de la nourriture terrestre concentrée.
Rodis se mit à préparer un repas pour Tchedi et Evisa.
Blême et en sueur, le médecin entra rapidement dans la chambre.
— Je ne me doutais pas que j’avais chez moi la souveraine de la Terre, dit-il en s’inclinant devant Rodis. Vous êtes trop à l’étroit ici. Nous nous occuperons plus tard de mieux vous installer, venez pour l’instant dans mon cabinet. On vous demande des Jardins de Tsoam. Il semble – et le visage du médecin-chef eut une expression suppliante – que le Grand et le Sage en personne veuille vous parler…
Faï Rodis se plaça devant l’écran de Ian-Iah à double canal. La silhouette bien connue du souverain apparut bientôt. Tchoïo Tchagass était sombre. Il fit un geste brusque en direction du médecin. Celui-ci, après avoir salué bien bas, sortit.
Tchoïo Tchagass regarda Rodis : sa blouse argentée laissait voir le simple costume d’une femme de Ian-Iah.
— Cette blouse fait moins d’effet que vos vêtements précédents. Mais vous ressemblez davantage… à l’un de mes sujets, dit-il posément. J’ai tout de même été surpris en apprenant que vous étiez ici.
— S’il n’y avait pas eu l’accident de Tchedi, je n’aurai pas quitté les Archives. J’ai trouvé des choses intéressantes et vous avez agi sagement en m’y envoyant.
Tchoïo Tchagass se radoucit.
— J’espère que vous êtes une fois de plus convaincue du danger qu’il y a à avoir des relations avec notre peuple cruel et méchant. Il s’en est fallu de peu que nous perdions une quatrième invitée !
Faï Rodis faillit demander qui était responsable de cette situation, mais il n’entrait pas dans ses plans d’irriter le souverain.
— Qu’avez-vous l’intention de faire maintenant ? s’enquit Tchoïo Tchagass.
— Dès que notre anthropologue sera rétablie, elle retournera sur l’astronef avec notre médecin. Ce n’est plus qu’une question de jours.
— Et ensuite ?
— Je retournerai aux Archives de l’Histoire. Je terminerai mes recherches sur les manuscrits. Notre astronavigateur poursuivra ses contacts avec les savants de la capitale. Nous passerons encore une vingtaine de jours ici, puis nous vous quitterons.
— Et le second astronef ?
— Il doit être tout proche. Mais nous n’allons pas abuser de votre hospitalité. Il n’atterrira sans doute pas. Il restera sur orbite jusqu’à notre départ.
Cette nouvelle sembla faire plaisir au souverain.
— Bien. On va vous installer du mieux possible.
— Ne vous faites pas de souci. Donnez plutôt l’ordre qu’on organise sans retard une réunion soit avec vous, soit avec des souverains plus jeunes. Sinon, il nous sera difficile de discerner où finit votre volonté et où commence la lâcheté et la peur des dignitaires.