Tchoïo Tchagass fit un signe de tête bienveillant et regarda Rodis un moment en silence, puis, sans dire un mot, disparut soudain de l’écran. Rodis retouna auprès de Tchedi. Celle-ci était déjà appuyée contre des oreillers. La hotte avait été supprimée. Les yeux plissés de contentement, Tchedi et Evisa se délectaient de l’eau et de la nourriture de la Terre.
— Je ne pensais pas – dit Tchedi – que la nourriture en conserve avait un aussi bon goût.
— Après celle de Tormans… dit Rodis et elle enfonça ses doigts dans la chevelure épaisse de la jeune fille qui avait repris sa couleur naturelle cendré-doré. Les yeux de Tchedi, débarrassés de leurs lentilles, avaient retrouvé leur éclat bleuté.
— Ce qui m’étonne – Tchedi se souleva sur un coude, mais Evisa la remit à sa place aussitôt – c’est qu’on puisse s’empoisonner, empoisonner ses enfants, détruire l’avenir en transformant et en appauvrissant la nourriture jusqu’à ce qu’elle devienne un poison. Imaginez qu’on accepte ce poison sur la Terre ! C’est insensé !
— Ce procédé terrible leur permet d’augmenter la quantité de nourriture en rendant sa production moins onéreuse. Mais ils la vendent aussi cher qu’avant. C’est ce qu’on appelle dans la société de Tormans, les contributions indirectes. Le revenu va aux oligarques.
— Je suis sûre que pas un seul laboratoire n’est chargé ici d’analyser le contenu des produits, afin d’éviter de révéler leur nocivité dit Evisa. Nous devrions en ramener des échantillons sur la Terre.
— Excellente idée, dit Rodis. Nous commencerons dès aujourd’hui à l’hôpital.
Rodis massa longuement et lentement l’épaule de Tchedi, les cicatrices de ses blessures en voie de guérison ainsi que les marques des agrafes noires qui disparaissaient peu à peu. Tchedi assura qu’elle se sentait très bien, mais Rodis et Evisa craignaient des séquelles de lésions internes. Elles empilèrent sur un petit chariot des livres distrayants. Tchedi les avala les uns après les autres à une vitesse inconcevable pour les Tormansiens, mais tout à fait normale pour les Terriens qui, en un instant, assimilaient des pages entières.
Lorsqu’Evisa s’approcha de Tchedi, la montagne de livres s’était élevée.
— Est-ce vraiment si intéressant ? demanda-t-elle.
— J’ai cherché en vain quelque chose de valable. Je ne croyais pas que dans une société techniquement développée on pouvait écrire ce genre de sottises. Cela fait penser à la littérature de l’ERM. On dirait qu’ils n’ont ni problèmes spirituels, ni angoisses, ni maladies, ni malheurs. Les véritables grandes tragédies, le merveilleux héroïsme humain qui se cache dans la grisaille de la vie quotidienne, ne les touchent pas. Même l’homme ne les intéresse pas et ne sert que de toile de fond. Tout se ramène à quelques sottises passagères, une incompréhension occasionnelle ou un mécontentement mesquin. Les écrivains d’ici savent avec beaucoup d’habileté distraire et divertir en répétant la même chose des centaines de fois. Ils écrivent aussi pour la télévision et exaltent le bonheur de vivre sous la sage autorité de Tchoïo Tchagass qui les a soi-disant délivré d’un passé lamentable. L’histoire ne commence qu’avec l’instauration du pouvoir planétaire du grand oligarque théoricien Ino-Kaou. On a l’impression que les livres ont été écrits pour des enfants aux faibles facultés intellectuelles. Tous les livres sont récents et ne sont pas beaucoup lus. Il faut demander des œuvres encore plus anciennes.
Evisa alla à la bibliothèque, fouilla un long moment, bavarda avec le bibliothécaire et revint perplexe.
— Lorsque Tchoïo Tchagass devint souverain – dit Evisa – tous les anciens livres durent être enlevés des bibliothèques de la planète, sous peine de lourds châtiments. Tous les livres furent mis dans des filets lestés de pierres et jetés à la mer. Des exemplaires ont été conservés dans des dépôts spéciaux où l’on n’a le droit ni de les lire, ni de les copier. Ils sont interdits à tous, sauf aux personnes particulièrement dignes de foi.
— Quel crime contre l’humanité ! remarqua Rodis avec sévérité.
— Mais vous ne savez pas encore tout, dit Tchedi. Il existe ici le système terrible du filtrage. Dans chaque Maison des Spectacles, à la télévision, à la radio, se trouvent « les yeux du souverain ». Ils ont le droit d’arrêter n’importe quel spectacle, d’interrompre tout le réseau, si quelqu’un essaye de transmettre quelque chose sans autorisation. L’interprétation d’une chanson interdite peut entraîner la condamnation à mort de son interprète. « Les yeux du souverain » ont une liste indiquant ce qui est toléré et ce qui ne l’est pas… Il en est ainsi pour tout. La voix de Tchedi trembla. Ah, les pauvres gens !
Rodis et Evisa se regardèrent. Rodis s’assit au chevet de Tchedi en fredonnant. Elle lui effleura le front et le visage du bout de ses doigts. Les yeux bleus brillants de larmes de Tchedi se fermèrent. Une minute plus tard, la jeune fille dormait d’un sommeil profond et apaisé.
— Et maintenant, proposa Evisa, allons faire un tour dans l’hôpital. Il est très tard, les médecins sont partis. J’ai apporté une blouse propre.
Faï Rodis mit le vêtement et la calotte jaunes et les deux femmes de la Terre sortirent dans le corridor encombré de lits et fortement éclairé.
Elles ne pourraient jamais oublier les quatre nuits qu’elles passèrent à faire des rondes bénévoles dans le service de chirurgie. Rodis fit découverte sur découverte. On ne donnait pratiquement aucun calmant à ceux qui souffraient. La médecine de Tormans ne connaissait pas les analgésiques, n’entrant pas dans le métabolisme de l’organisme et ne donnant pas d’accoutumance – de toxicomanie. Des moyens puissants comme le massage hypnotique ou l’auto-suggestion n’étaient pas du tout appliqués. Les médecins ne s’intéressaient pas aux peines de cœur, à la peur de la mort, et la douleur diffuse des fractures était considérée comme inévitable. Supprimer la douleur superflue, ce qui accélère la guérison des uns ou adoucit les derniers jours des autres, était considéré comme inutile.
Rien n’était fait contre la solitude des malades, leurs interminables nuits de souffrance dans des chambres jamais aérées. Les femmes, d’une longévité plus grande que les hommes, étaient très nombreuses à l’hôpital. Elles y passaient des mois. On expliqua aux Terriens que l’on sauvait les épouses et les mères des « Cvil », qui avaient des dépressions nerveuses si elles venaient à disparaître. Ils corrompaient des fonctionnaires pour aller au Palais de la Mort Douce, privant l’état de spécialistes indispensables. Dans ces hôpitaux, ne pas témoigner de respect envers la mort semblait un paradoxe dialectique et naturel, puisque la mort était pour la plupart des habitants de la planète une obligation édictée par le gouvernement. Les « Cvil » s’accrochaient avec encore plus de désespoir à la vie dans ces hôpitaux bondés. Rodis se souvint avec ironie de ses expériences de l’enfer. Elle avait maintenant atteint les cercles les plus bas de l’inferno.
Pour la centième fois, Evisa approuva par la pensée le meneur des six « Cvic ». Ceux-ci étaient morts en bonne santé, ignorant la lutte pitoyable pour la vie dans la saleté et la douleur.
Faï Rodis allait d’un lit à l’autre, s’installait près du malade, calmait la douleur par hypnose, tranquillisait les gens par des chansons, leur apprenait à s’endormir par l’auto-suggestion ou à se distraire par l’imagination. Evisa, qui ne disposait pas d’une force psychique aussi grande, faisait des massages de nerfs curatifs. En rentrant le matin dans la chambre de Tchedi, toutes les deux se jetaient épuisées sur un lit et dormaient, vidées de leur influx nerveux.