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Le bruit qu’il y avait une femme extraordinaire se répandit rapidement dans tout l’hôpital. On venait maintenant trouver Faï Rodis en s’adressant à elle comme à une déesse. La tristesse environnante pesait lourdement sur elle, l’écrasait, la privait de sa liberté intérieure initiale. Rodis comprit, pour la première fois, à quel point elle était encore éloignée de la véritable perfection spirituelle. La conscience qu’au milieu de cet océan de douleurs ses forces étaient inefficaces, éveillait immanquablement, la pitié, ce qui l’éloignait du but essentiel. Le secours qu’elle apportait ici ne correspondait pas au problème aux gens de la Terre : aider le peuple de Ian-Iah à supprimer le système social infernal une fois pour toutes.

Après ces quatre jours passés à l’hôpital, Faï Rodis retrouva les champs tristes du Temple du Temps. Ses amies l’accompagnaient, ainsi que les trois SVP. Deux d’entre eux portaient Tchedi encore affaiblie, dans un hamac à ressort posé sur des brancards. Tael les accueillit avec une joie ineffable et même la garde, composée cette fois-là d’hommes particulièrement instruits, s’adoucit à la vue des yeux bleus de Tchedi qui regardait autour d’elle avec l’enthousiasme de la convalescence. La gaieté de Tchedi fut de courte durée. À l’annonce de son retour sur l’astronef, la jeune fille se fâcha violemment et Faï Rodis eut beaucoup de mal à la convaincre que c’était absolument nécessaire.

Inquiète, Evisa demanda à rester en cas de maladie de Rodis ou de Vir Norine.

— Ma santé est excellente, rétorqua Rodis, et je sais soigner par suggestion mieux que n’importe lequel d’entre vous.

— Mais Vir ?

— Il me semble malade, mais d’une maladie qu’un médecin, fut-il de la Flotte Stellaire, ne peut guérir.

— Vraiment ? Notre astronavigateur expérimenté ? Vous plaisantez ?

— J’aurais bien voulu.

— Mais c’est insensé ! Et vous êtes si calme !

— Ce n’est pas plus insensé que la vie de Tchedi parmi les « Cvic », ou votre travail à l’hôpital, ou que toutes les idées qui nous ont poussé à intervenir dans la vie de cette planète inhospitalière et malheureuse.

— Pensez-vous à un danger particulier, Rodis ? Je ne vous quitterai pas.

— Partez ! Rodis serra Evisa contre elle et ses cheveux couleur aile de corbeau se mêlèrent une seconde aux boucles roux foncé d’Evisa.

Les trois femmes firent une promenade dans le souterrain aux masques et dans le Sanctuaire des Trois Pas.

— Nous laisserons votre SVP ici, dit Rodis en se tournant vers Evisa.

Sa couleur gris vert au reflet argenté s’harmonisa avec les tables et les bancs noirs.

— Et le mien ? demanda Tchedi qui aimait le Neufpattes bleu cendré.

— Vous le donnerez à Tael et vous lui apprendrez à s’en servir.

— Et sa lumière verte continuera de briller sur l’astronef ?

— Oui ! Je prendrai le bracelet d’Evisa, mais je le brancherai directement sur « La Flamme sombre » lorsque vous serez en sécurité derrière les parois du vaisseau.

— Derrière les parois du vaisseau… répéta Evisa. Peut-être est-ce peu honorable pour l’expérience elle-même, mais je serai plus heureuse là-bas. Il vaut cent fois mieux vivre sur le vaisseau et accomplir des sorties dans un monde étranger, que de se voir arrachés comme nous de « La Flamme sombre » et emportés par le courant d’une vie étrange, qui semble avoir pour règle générale de faire du tort aux autres et à soi-même, de créer partout malheur et misère, même là où il n’existe pas de raison d’être malheureux.

Rodis et Vir Norine accompagnèrent les jeunes filles à une lourde voiture, couverte de poussière.

Tchedi étreignit Rodis avec force, embrassa l’astronavigateur, puis se mit à genoux, et caressa son SVP. Tael et les deux Terriens allèrent au balcon du 5e temple. La voiture suivit la route supérieure sinueuse et la colonne de poussière fut visible encore longtemps au-dessus de la ville. Tael avait déjà appris à reconnaître l’humeur de ses amis terriens impassibles en apparence. Et maintenant, après un regard sur leurs visages calmes fixés sur l’horizon, l’ingénieur voulait distraire Rodis et Vir Norine de leurs pensées.

— Je ne vous ai pas encore remercié pour ce précieux cadeau, dit-il en montrant le SVP.

— Chez nous, on n’adresse pas de remerciements pour les cadeaux. C’est nous qui devons dire merci, répondit Rodis.

Tael se troubla et changea de conversation.

— Le nombre de pattes des SVP m’a toujours intrigué. Pourquoi 9, pourquoi un chiffre impair au lieu d’un nombre symétrique 2-4-6-8-10 ?

— La question n’est pas aussi simple, répliqua Norine. Au-dessus de la symétrie bilatérale, il y a la triade. L’impair hélicoïdal est supérieur à l’équilibre bilatéral de l’opposition généralement utilisé sur la Terre et correspondant à la structure superficielle du monde environnant. La nature a créé l’imparité. Les chiffres 5-7-9 permettent plus facilement d’éliminer les oppositions du système binaire et donnent une stabilité au monde oppositionnel bilatéral, c’est-à-dire que ces chiffres permettent de traverser des obstacles insurmontables. Mieux que l’unité, l’imparité est le moyen de sortir de la lutte infernale des oppositions et la possibilité de fuir le balancement dialectique droite-gauche, haut-bas. Il existe dans la nature des systèmes de phases multibases comme par exemple le courant triphasé. Les propriétés de l’imparité ont été remarquées dès l’antiquité. Les chiffres 3-5-7-9 sont considérés comme des chiffres porte-bonheur, magiques. Chez nous, on utilise la méthode des brisures hélicoïdales dans les systèmes équilibrés de forces opposées.

Tael secoua la tête.

— Tout ce que j’ai compris, c’est qu’il existe des mécanismes travaillant selon des principes beaucoup plus complexes que les contradictions intérieures. Ces mécanismes sont, comment dire, supérieurs aux forces du monde construit dialectiquement. Ils sont tout-puissants !

— Si vous voulez. Les SVP sont inutiles dans la vie quotidienne de la Terre. Les robots-compagnons ne nous accompagnent que lors d’expéditions difficiles dans des mondes lointains et inconnus. Là, ils sont irremplaçables.

— Ils sont également irremplaçables dans un monde mal structuré, ajouta Tael.

Une ombre angoissée passa sur le visage de Vir Norine et le fit ressembler au Tormansien.

— Vous devez partir, Vir ? demanda Rodis en l’enlaçant et en le regardant dans les yeux. On vous attend ! Y a-t-il quelque chose qui vous préoccupe ?

— Oui. Un événement imprévu a eu lieu et c’est inquiétant.

— Ici, sur Tormans, où il n’y a jamais rien ? Qu’y a-t-il encore, Vir ?

— Je ne sais pas. Je dois me débrouiller, mais les jours passent…

— Oui, il reste si peu de temps. Vir, mon ami… la voix de Rodis s’adoucit, pleine de tendresse.

L’astronavigateur descendit l’escalier en courant et dépassa le garde stupéfait. Faï Rodis resta debout, appuyée à la balustrade du balcon et tellement plongée dans ses réflexions, que Tael sortit sans lui dire adieu et emmena le Neufpattes dans le souterrain.

Rodis regarda longuement les montagnes nues au loin qui s’élevaient dans la poussière pourpre. Après la catastrophe de Kin-Nan-Té encore si fortement ancrée dans sa mémoire, l’accident de Tchedi, voilà qu’autre chose se préparait. Et cette fois, Rodis ne savait quelle décision prendre. Que pouvaient espérer Vir et sa bien-aimée, si ce n’est des victimes des deux côtés ? Et pourquoi était-ce tombé sur Vir Norine qui avait tant de fois traversé la Galaxie – et dans tous les sens – à bord de vaisseaux spatiaux, sur un homme si intelligent et aux connaissances encyclopédiques si grandes ? À moins que, selon les lois des revirements inattendus, cela soit la conséquence des obstacles insurmontables ? Absorbée par ses pensées, elle n’avait pas remarqué que le crépuscule tombait. Faï Rodis regagna sa chambre.