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Grif Rift éteignit le portrait stéréoplastique et resta silencieux et immobile dans la lumière grise. Tchedi, tout émue, sortit doucement de la cabine. La gorge nouée, elle ravala ses larmes et s’étonna de la forte impression laissée par sa rencontre avec la femme aimée et disparue de l’ingénieur. « Sociologue de l’Ère des Mains qui se Touchent – se dit-elle – que t’arrive-t-il ? Tu es en train de devenir une femme de l’EMD, incapable de réfréner sa compassion ou son sentiment devant la souffrance d’autrui. Est-ce que cela pourra être utile au cours des jours difficiles où il faudra plonger dans la vie de Tormans ? Il faut y penser ». Elle avait, depuis longtemps, décidé de jouer le rôle d’une habitante de Tormans, de ne se considérer ni comme invitée, ni comme un professeur, mais plutôt comme une élève. Pouvoir être semblable aux autres, ne pas se faire remarquer, se perdre dans la foule de ces gens vus dans les films de l’expédition de Céphée. Juger non de l’extérieur, mais de l’intérieur, tel est le principe essentiel pour tout sociologue des formes supérieures de la structure sociale. Faï Rodis approuvait ce projet, mais posait comme condition que la décision finale ne serait prise qu’une fois sur Tormans…

Grif Rift tint sa promesse. Tchedi s’enfonça dans un fauteuil profond. Dans la cabine de pilotage, toutes les places étaient occupées. Grif Rift se tenait au centre de l’hémicycle des tableaux de commande ; légèrement en retrait et à droite, Div Simbel ressemblait à une statue en pierre de lutteur. À gauche, Sol Saïn concentrait ses regards sur la rangée supérieure des écrans. Son visage était sec aux pommettes saillantes, une ride profonde, allant d’une joue à l’autre, sillonnait son menton. S’efforçant comme tout le monde de paraître impassibles, les deux astronavigateurs occupaient l’extrémité gauche des commandes. De sa place, Tchedi Daan pouvait voir Faï Rodis de profil. Elle était assise dans le fauteuil « d’invité », à deux mètres de l’ingénieur en annihilation. Apparemment, le chef de l’expédition semblait parfaitement calme, mais la fine Tchedi ne s’y trompa pas et remarqua le trouble de Faï.

« C’est aussi la première fois pour elle », pensa Tchedi en regardant la porte solidement fermée. Le reste de l’équipage, à l’exception de Ghen Atal, se trouvait dans la chambre de bio-protection en compagnie de Neïa Holly et d’Evisa Tanet. Ghen Atal s’isola dans une cabine étroite sous la coupole, au-dessus de la cabine de pilotage, là où comme vers un pôle convergeaient les lignes des champs de contrainte, de gradient de la température et celles des réflecteurs de condensation sphérique du champ négatif. L’imagination enflammée de Tchedi Daan lui fit voir l’ingénieur de protection blindée sous la forme d’un guerrier d’autrefois couvert de son bouclier et prêt à parer tous les coups inattendus de l’ennemi, ce qui était réellement le cas, si ce n’est qu’au lieu du manche d’un glaive ou d’un poignard, les doigts de l’ingénieur serraient les manettes d’instruments bien plus puissants.

Le silence fut rompu par les trois notes de l’accord des PLE. Grif Rift se tourna vers Sol Saïn et lui fit un signe. Le chant des PLE s’arrêta. Le silence devint si grand que, à gauche, en direction du centre galactique, des myriades d’étoiles brillantes semblaient bruisser et résonner sur les écrans allumés de surveillance circulaire. Les fils embrouillés d’astres couverts d’aiguilles s’étendaient à droite, le long du bras extérieur de notre univers.

Sur un second signe de Grif Rift, Div Simbel fit virer l’astronef. Lentement disparurent des écrans antérieurs, la nébuleuse sauvagement ébouriffée de gaz luminescent, la bordure d’un nuage de matière sombre, indirectement éclairé par le feu vif de l’accumulation sphérique et les longs fils de la lumière diffuse du Cygne. La noirceur de la nuit cosmique devint plus proche, repoussant dans un lointain incommensurable les petits feux pâles des étoiles éloignées et des galaxies. Cela signifiait que le « nez » du vaisseau se trouvait tourné vers la constellation du Lynx et se rapprochait du côté répagulaire[12], comme une cloison qui séparerait le monde et l’anti-monde interpénétrés de Shakti et de Tamas.

Div Simbel fit tourner la petite roue rouge fixée sur le cône en saillie du pupitre. L’astronef vibra. Une légère accélération enfonça Tchedi dans son fauteuil. Les bords inférieurs des écrans scintillèrent, les lueurs de l’entonnoir à neutron éteignirent les feux stellaires. Grif Rift appuya sur quelque chose, un signal aigu se propagea à travers tous les locaux du vaisseau. Faï Rodis et Tchedi tressaillirent en voyant une lueur bleue jaillir sur les écrans. Instinctivement, les deux femmes se couvrirent les yeux de leurs mains jusqu’à ce qu’elles soient habituées à l’alternance des couleurs – bleu et gris – tourbillonnant et contournant violemment les coupoles de l’astronef. La cabine de pilotage fut plongée dans l’obscurité : elle semblait s’être enfoncée dans un lac de ténèbres recouvert à sa surface de jets violents de lumière.

Quatre cadrans géants circulaires s’embrasèrent l’un après l’autre sur la cloison verticale séparant les deux écrans, au-dessus de l’arc des pupitres… Grif Rift fit un signe en direction de Div Simbel et l’ingénieur se hâta d’inverser la rotation de la roue rouge.

Tchedi devina plutôt qu’elle ne la ressentit la rotation de la sphéroïde de la cabine ; les cadrans scintillèrent soudain de feux oranges et leurs aiguilles énormes se déplacèrent à gauche, en un tressautement désordonné. Grif Rift se pencha sur le pupitre et ses mains uniquement éclairées par la lueur des cadrans effleurèrent les touches des appareils avec la virtuosité d’un grand musicien. Les aiguilles reprirent lentement leur course normale, cessant, l’une après l’autre, leurs soubresauts. Les ténèbres commencèrent à envahir la droite de l’écran. Ce n’était pas l’obscurité nocturne de la Terre, pleine de l’air, des parfums et des bruits de la vie. Ce n’était pas non plus l’obscurité de l’espace cosmique dont la noirceur suggère toujours une étendue immense. Ce qui envahit l’astronef, aucun sentiment, aucune intelligence ne pouvaient le concevoir, aucune des propriétés connues de l’homme ne pouvait lui être appliquée, aucun raisonnement abstrait ne pouvait lui être opposé. Ni matière, ni espace, ni vide, ni nuage, c’était quelque chose en présence de laquelle toute sensation humaine disparaît et résiste simultanément, entraînant une terreur extrêmement profonde. Tchedi Daan s’accrocha au fauteuil, serra les dents, envahie par une peur primitive. Toute tremblante, Tchedi fixa son regard sur le visage sec et allongé de Grif Rift, immobile au-dessus des appareils. Les quatre cadrans brûlaient maintenant d’une pâle lueur jaune. Les pointes des aiguilles se séparèrent brutalement : deux en haut, deux en bas, se rapprochant de la verticale. Les aiguilles avaient à peine effleuré cette ligne que l’astronef se mit à vibrer. En une seconde, un spectacle grandiose et inoubliable apparut à Tchedi : nuages stellaires éclairés par des rayons effilés, bandes et globes le long de la colonne verticale des cadrans, et, à gauche, le mur entier devenant obscur.

Et soudain, tout s’éteignit. La sensation d’effondrement, de chute dans un gouffre, sans rien à quoi se retenir, et sans possibilité de salut, brisa la conscience défaillante de Tchedi. Une sensation douloureuse et indicible de choc nerveux intérieur l’empêcha de crier de façon hystérique et insensée. Tchedi remua les lèvres sans proférer un son. Il lui sembla que tout son être s’évaporait comme une goutte d’eau. Puis, un froid glacial l’entraîna au fond de ce gouffre, dans une chute interminable…

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12

Répagulaire : déjà cité dans « La Nébuleuse d’Andromède », (imag.) (n.d.t.).