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— Quand aurez-vous fini votre travail ? demanda Tchoïo Tchagass avec circonspection.

— Dans trois semaines environ, comme nous en avions convenu.

— Ah oui ! Venez passer quelques jours chez moi avant votre départ, j’aimerais utiliser une dernière fois vos connaissances.

— Vous pouvez utiliser celles de la Terre.

— Ce n’est pas ce que je veux. Vous parlez de connaissances générales, alors que j’ai besoin de connaissances particulières.

— Je suis prête à vous aider même pour cela.

— Bien. Souvenez-vous de mon invitation ! Je vais vous quitter, mais répondez auparavant à une seule question : Que savez-vous de ceux qu’on appelait autrefois sur la Terre les petits-bourgeois ? J’ai rencontré ce mot étrange aujourd’hui.

— Au début, on désignait par « petits-bourgeois » toute une catégorie sociale. Puis, ce terme a qualifié plus spécialement ceux qui sont capables de prendre, mais incapables de donner. Ils ont ainsi causé des préjudices à autrui, à la nature, à toute la planète. Leur avidité n’a pas de bornes.

— Mais mes dignitaires sont exactement ainsi !

— Naturellement.

— Pourquoi « naturellement » ?

— L’avidité et la jalousie fleurissent et se renforcent dans les dictatures, lorsque les traditions, les lois, l’opinion générale sont abolies. Celui qui veut uniquement prendre est toujours contre « les forces de résistance ». On ne peut lutter contre ces gens que par un moyen ; la suppression de tout privilège, et donc, la suppression de l’oligarchie.

— Bon conseil. Vous restez fidèle à vous-même. Voilà pourquoi… – le souverain réfléchit comme s’il ne trouvait pas le mot exact –, je suis attiré par vous.

— Parce que je suis sans doute la seule à vous dire la vérité ?

— Si ce n’était que cela !

Tchoïo Tchagass fit un geste d’adieu et se retira.

Les gardes s’empressèrent de laver l’endroit où, quelques instants auparavant, était étendu le cadavre de Iangar. Ils regardèrent avec une terreur superstitieuse Rodis qui entrait dans la chambre. Elle devait débrancher le SVP et elle craignait la curiosité excessive des « violets ». Les gardes disparurent, au moment où Tael, hors d’haleine et plus mort que vif, arrivait.

— C’est ma faute ! C’est à cause de ma bêtise ! s’écria-t-il, en s’arrêtant sur le seuil.

Posément, Rodis le fit entrer dans la chambre, ferma la porte : elle prenait d’instinct les mesures de précautions indispensables à tout habitant de Ian-Iah. Elle lui raconta ce qui s’était passé.

Le Tormansien se calma un peu.

— Je ne reste pas, je retourne immédiatement au souterrain. Nous vous y attendrons. N’oubliez pas que vous avez aujourd’hui un rendez-vous important. La bouche du Tormansien se plissa en un sourire malin, d’une manière tout à fait terrienne.

— Vous m’intriguez, dit Rodis en souriant.

L’ingénieur se troubla, car il sentait qu’elle lisait dans ses pensées. Il fit un geste de la main et partit en courant.

Après avoir refermé la porte et posté le SVP à sa place habituelle, Rodis descendit dans le souterrain.

Tael, Gahden et un inconnu, dont le visage aux traits fortement accusés et aux yeux marron-clair avait le regard fixe d’un oiseau, l’attendaient dans le souterrain.

— J’ai compris, dit Rodis avant que l’ingénieur et l’architecte n’aient fait les présentations, vous êtes peintre ?

— Puisque vous avez compris que vous êtes considérée comme le symbole de la Terre, notre problème est simplifié. Ri Bour-Tine – ou Ritine – est un sculpteur et il doit exaucer le vœu de plusieurs personnes et faire votre portrait. C’est l’un des meilleurs artistes de la planète et il travaille à une vitesse étonnante.

— L’un des plus mauvais ! s’écria le sculpteur d’une voix haute et gaie. C’est du moins l’avis de ceux qui gouvernent l’art ici.

— Peut-on vraiment « gouverner » l’art ? demanda Rodis surprise. Elle ajouta aussitôt : « Ah, j’avais oublié que « gouverner » signifie chez vous « protéger », protéger l’oligarchie de tout attentat contre la puissance sans partage qu’elle a sur la vie spirituelle.

— Il est difficile de mieux parler ! s’exclama le sculpteur.

— Mais il y a des gens qui aiment tout simplement leur art et le servent, qui savent qu’une seule rose embellit tout un jardin.

— Seuls les pauvres nous aiment. Les « porte-serpent », eux, sont des ignorants qui ne s’intéressent qu’à tout ce qui est utilitaire. Ils ne soutiennent que ceux qui les flattent – les laquais de l’art. L’art véritable exige du temps. Que peut-on créer, si on passe sa vie à décorer des palais et des jardins de sculptures banales ? Quant aux œuvres de la littérature, de l’architecture, de l’art véritable ! L’art est un bouclier pour l’homme : il protège un rêve qui ne se réalisera pas dans le cours naturel d’une vie.

— Pour nous, dit Rodis, l’art n’est pas un bouclier, mais une étape de la lutte contre l’inferno.

— Peu importe le nom qu’on lui donne – répondit Ritine –, l’essentiel est que l’art console au lieu de distraire, incite à l’action et non à la passivité, ne recherche pas le paradis facile et refuse d’être un tranquillisant.

— Je me souviens que notre Tchedi avait été frappée par la quasi-absence de statues dans la ville, les parcs et sur les places. Sont-elles considérées comme inutiles ?

— Pire encore. Si une sculpture n’est pas gardée ou protégée par un grillage, on la défigure ou on la couvre de graffitis, quand on ne la démolit pas complètement !

— Qui ose lever la main sur la beauté ? Les gens sont-ils vraiment capables de blesser un enfant, piétiner une fleur, offenser une femme ?

— Et l’enfant, et la fleur, et la femme ! répondirent en chœur les trois Tormansiens.

Rodis en fut tout étonnée.

— Qu’il existe des êtres capables de faire cela semble inévitable dans une société du type de la vôtre. Mais quel est leur pourcentage par rapport aux gens normaux ? Est-ce que leur nombre augmente ou diminue ? Voilà la question essentielle.

Les Tormansiens se regardèrent en silence.

— Je sais, je sais. Les statistiques sont interdites. Pourtant, vous devez vous-mêmes organiser des réunions, faire des comparaisons, supprimer l’aveuglement général. Faï Rodis se tut et dit en riant soudain : j’agis en oligarque et je me mets à donner non plus des conseils, mais… comment dites-vous ?

— Des ordres, dit l’architecte avec un large et bon sourire.

— Bon, allez-y, commencez, Ritine. Dois-je m’asseoir, rester debout ou marcher ?

Le sculpteur hésita, prit une profonde inspiration, sans se décider à parler. Rodis devina ce qu’il allait dire, mais ne se pressa pas de lui venir en aide ; elle lui lança un regard oblique et interrogateur. Ritine se mit à parler, gêné :

— Voyez-vous, les gens de la Terre ne sont pas comme nous : ce n’est pas seulement leur visage ou leur port de tête qui est différent, mais leur corps surtout. Le vôtre est particulier. Il n’est pas plus mince, mais pas plus lourd non plus. Malgré sa force, votre corps est très souple et très mobile.

— Vous voulez que je pose nue, sans vêtement ?

— Si c’était possible ! Ce n’est qu’ainsi que je pourrais réaliser le véritable portrait de la femme de la Terre !

Les Tormansiens furent surpris de voir que Rodis était encore plus lointaine et inaccessible dans son orgueilleuse nudité.

L’architecte la regarda, les mains jointes comme en prière. Il se souvint alors du souterrain et des héros recouverts par les masques. Vêtus de façon ordinaire, ils auraient semblé disgracieux. L’inverse se produisait avec Rodis : habillée, elle semblait plus petite, plus fine, alors que les lignes de son corps étaient plus prononcées, plus contrastées que celles des sculptures des ancêtres de la galerie.