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Tael resta figé, les yeux fixés au sol. Il se couvrit les yeux de la paume de ses mains. Soudain, il se détourna et se dissimula dans les ténèbres de la galerie.

— Le malheureux, il vous aime ! lança le sculpteur brièvement, presque grossièrement, sans quitter Rodis du regard.

— Le bienheureux ! rétorqua Gahden.

— Attention ! Tu vas succomber toi aussi ! Mais silence ! dit Ritine avec autorité. Savez-vous danser ? demanda-t-il en se tournant vers Rodis.

— Comme n’importe quelle femme de la Terre.

— Alors, dansez de manière à ce que votre corps tout entier, chacun de vos muscles, se mette en mouvement.

Le sculpteur se mit à jeter des esquisses à une vitesse effrénée sur des feuilles de papier gris. Quelques minutes s’écoulèrent en silence. Puis Ritine laissa retomber sa main, épuisé.

— Impossible ! Vous allez trop vite ! Vous bougez avec autant de fougue que vous pensez. Faites seulement les toutes dernières figures et à mon signal, vous vous « figerez ».

Cela alla mieux ainsi.

À la fin de la séance, le sculpteur réunit ses croquis en une liasse volumineuse.

— Nous continuerons demain !… D’ailleurs, permettez-moi de rester là un moment. Vous devez avoir un entretien avec les « anges » et je vais vous dessiner assise. Je n’aurais jamais pensé que des gens de votre civilisation étaient si forts !

— Vous n’êtes pas le seul à vous être trompé. Nombre de nos ancêtres pensaient que l’homme du futur serait mince, frêle et délicat. Une fleur transparente sur une tige souple.

— Voilà, vous avez deviné, vous utilisez les mêmes mots, s’écria le sculpteur.

— À quoi bon vivre, si on mène une lutte triomphale contre la vie et qu’on en profite en même temps ? Pour être des machines ? Quelle serait cette vie ? Pour être mère, je dois, selon ma complexion, être l’amphore de la vie pensante, sinon je mutilerais mon enfant. Pour supporter le poids d’actions difficiles – seule façon de vivre pleinement – nous devons être forts, surtout les hommes. Pour comprendre le monde dans toute sa plénitude et sa beauté, il faut jouir d’une vivacité de sentiments. J’ai vu sur la table du Président du Conseil des Quatre une sculpture symbolique qui représente trois singes : l’un se bouche les oreilles, l’autre se couvre les yeux de ses pattes, le troisième masque sa bouche. Ainsi, si l’on prend le contre-pied de ce symbole du secret et de la docilité, l’homme-singe entend tout, voit tout et parle de tout.

— Vos explications remettent tout en place, dit le sculpteur, mais cela ne me facilite pas l’approche de votre personnalité multiple. Je ferai des épreuves lorsque j’aurai pénétré mon modèle. Un modèle étrange, d’une beauté extraordinaire, mais non étranger, ce qui accentue la difficulté. Comprenez-moi, créer cela est impossible en une seule fois !

— Ne cherchez pas à me convaincre, je comprends. Et je poserai pour vous, dès que tout le monde sera parti. Mais avant que n’arrivent « Les Anges Gris », je dois savoir ce qu’est le Sanctuaire des Trois Pas. Avez-vous découvert quelque chose, Gahden ?

— Le Sanctuaire a été construit au moment de la fondation du temple, lorsque le culte religieux du Temps était florissant. Seuls avaient accès au Sanctuaire ceux qui avaient accompli les trois étapes de l’épreuve ou les trois pas d’initiation.

— Ainsi, je ne m’étais pas trompée. Vous avez emmené cette foi avec vous de la Terre ! La foi en la possibilité d’atteindre la vertu et pour toujours, sans obligation prolongée et sans lutte. Et voilà qu’ici, en 2 000 ans, on n’a même pas réussi à équilibrer les forces de la Joie et des Peines !

— De quelles épreuves parlez-vous ? demanda le sculpteur, intéressé.

— Toute religion comporte des épreuves précédant l’initiation à la connaissance suprême et secrète. Elles sont au nombre de trois. Trois pas menant à la grandeur individuelle et à la puissance. Comme s’il pouvait exister une force particulière indépendante du monde environnant.

La première épreuve est appelée « l’épreuve du feu ». Elle représente l’acquisition de la maîtrise de soi, de la virilité élevée, de la dignité, de la foi en soi en tant que processus permettant de brûler ce que notre âme renferme de mal. Après l’épreuve « du feu », il est encore possible de revenir en arrière, de rester un homme ordinaire. Ce n’est plus possible après les deux épreuves suivantes : celui qui les accomplit ne peut désormais mener une vie ordinaire.

Tael, qui était sorti de la galerie, demanda en bégayant légèrement :

— Et tout ça n’est que superstition ?

— Pas tout. Plusieurs de ces épreuves sont utilisées pour notre entraînement psychologique. Mais la foi en un être suprême qui veille sur des destins meilleurs est une survivance naïve de la conception du monde au temps des cavernes et pire encore, une survivance du fanatisme religieux des Siècles Obscurs.

Huit hommes entrèrent dans le souterrain et observèrent alentour. Même pour les Tormansiens toujours graves, leurs visages étaient sévères ; ils portaient des manteaux bleu-sombre simplement jetés sur les épaules.

L’architecte voulut les conduire auprès de Rodis, mais celui qui marchait en tête l’écarta avec dédain.

— Es-tu la souveraine des étrangers venus de la Terre ?… Nous sommes venus te remercier pour les appareils dont nous rêvons depuis des millénaires. Nous nous sommes cachés sans agir pendant de nombreux siècles, mais maintenant nous pouvons reprendre la lutte.

Faï Rodis regarda les fermes visages des arrivants. Ils respiraient la volonté et l’intelligence. Il ne portaient aucun ornement ou signe particulier. À l’exception du manteau qu’ils avaient vraisemblablement mis pour leur équipée nocturne, leurs vêtements ne se distinguaient en rien des vêtements des « Cvil » ordinaires. Simplement, chacun d’eux avait au pouce de la main droite un gros anneau de platine.

— Du poison ? demanda Rodis au chef en montrant l’anneau. Elle les invita du geste à s’asseoir.

Le chef haussa les sourcils comme Tchoïo Tchagass et eut un rictus cruel.

— La dernière poignée de main mortelle donnée à ceux sur lesquels tombe notre choix.

— D’où vient le nom de votre société secrète ? interrogea Rodis.

— Nous l’ignorons. Aucune légende n’a été retrouvée à ce sujet. Nous nous sommes appelés ainsi depuis le début, c’est-à-dire depuis que, venant des Étoiles Blanches ou comme vous l’affirmez de la Terre, nous sommes arrivés sur la planète Ian-Iah.

— C’est ce que je pensais. Le nom de votre société a un sens plus profond et est bien plus ancien que vous ne le croyez. Pendant les Siècles Obscurs, a pris naissance sur la Terre la légende du grand combat de Dieu et de Satan, du bien et du mal, du ciel et de l’enfer. Les anges blancs combattirent aux côtés de Dieu et les anges noirs à ceux de Satan. Le monde entier fut divisé en deux jusqu’à ce que Satan et son armée noire soient battus et précipités dans l’enfer. Cependant, il y avait des anges qui n’étaient ni blancs, ni noirs : ils étaient gris. Ils restèrent comme ils étaient, refusèrent de se soumettre à quiconque, de combattre pour l’un ou pour l’autre camp. Rejetés par le ciel, écartés de l’enfer, ils demeurèrent à jamais entre le paradis et l’enfer, c’est-à-dire sur la Terre.

Les arrivants aux visages maussades écoutèrent les yeux brillants : la légende leur plut beaucoup.