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— Le nom « d’Ange Gris » a été adopté par une société secrète en lutte contre la cruauté de l’Inquisition pendant les Siècles Obscurs. Elle était opposée au mal fait par, les serviteurs « noirs » de dieu et à la non-ingérence indifférente des « anges blancs ». Je pense que vous êtes les descendants de vos frères terriens.

— Stupéfiant ! dit le chef des « Anges Gris ». Cela renforce notre conviction.

— Laquelle ? demanda Faï Rodis avec une vivacité inattendue.

— La conviction que la terreur est nécessaire, qu’il faut passer de l’action isolée à la destruction massive des personnes malfaisantes qui ont trop tendance à proliférer.

— Le mal ne doit pas être détruit de façon mécanique. Personne ne peut immédiatement comprendre le revers de toute action. Il faut équilibrer la lutte de telle sorte que le choc des oppositions provoque un mouvement vers le bonheur, une escalade vers la bonté. Sinon, vous perdez le fil conducteur. Vous le voyez vous-même : des milliers d’années se sont passés et, sur votre planète, règnent comme autrefois l’injustice et l’oppression, des millions de gens ont une vie très courte. Exterminer les personnes malfaisantes ne peut se faire que dans un but précis, autrement, vous lutterez contre des spectres. Le mensonge et l’arbitraire suscitent à chaque pas de nouveaux spectres : meurtres, dangers, richesses matérielles. Le développement de ces spectres sur la Terre n’a pas été parfaitement compris et l’humanité, en les combattant, n’a fait que consolider leur action psychologique. Nous devons nous rappeler toujours que l’action est égale à la réaction et maintenir l’équilibre. Mais vos attaques aveugles accroissent la souffrance du peuple et rendent l’inferno encore plus profond. Vous devrez alors être vous-mêmes détruits.

— Ainsi, vous croyez que nous sommes inutiles, telle fut la question lourde de menace qui suivit.

— Non seulement inutiles, mais nuisibles, si vous n’extirpez pas les racines principales du mal, c’est-à-dire, comme disaient les chasseurs de l’antiquité, si vous ne portez pas un coup mortel à l’oligarchie. Mais ce ne sera que le premier pas qui ne servira à rien sans le second et le troisième. Ce n’est pas en vain que le Sanctuaire a reçu le nom des Trois Pas.

Rodis s’arrêta et fixa attentivement le chef des « Anges Gris ».

— Continuez, dit-il doucement. Nous sommes venus entendre vos conseils. Croyez que nous n’avons d’autre but que d’alléger le sort du peuple et de rendre notre planète natale heureuse.

— Je vous crois et j’ai foi en vous, répondit Rodis, mais vous devrez convenir que, si l’arbitraire règne sur la planète et si vous voulez rétablir la loi, vous devrez être tout aussi puissants – même en restant dans l’ombre – que le gouvernement oligarchique qui personnifie cet arbitraire. L’instabilité d’une société mal structurée réside essentiellement dans le fait qu’elle est toujours au bord du gouffre profond de l’inferno et qu’elle peut y tomber à la plus petite poussée et retourner vers les Siècles de Famine et de Meurtres. L’analogie avec l’ascension d’une montagne abrupte est parfaite, sauf que ce ne sont pas les forces de la pesanteur qui entrent en action, mais les instincts primitifs des hommes. Il en est de même pour vous : si vous ne garantissez pas aux gens une santé, une dignité et une connaissance plus grandes, vous les ferez seulement passer d’une catégorie d’inferno à une autre, qui sera très vite plus terrible, car tout changement de structure exige des forces complémentaires. Et où prendre ces forces, si ce n’est chez le peuple, en diminuant son aisance déjà bien précaire, et en augmentant son labeur et son malheur !

— Mais nous nous enfonçons dans la pauvreté ! Cela signifie-t-il que nous n’en sortirons jamais ?

— Il existe différentes sortes de pauvreté et la pauvreté matérielle de Ian-Iah n’est pas encore désastreuse, parce qu’elle peut trouver une issue dans la richesse spirituelle. Mais il faut créer les bases de cette richesse : bibliothèques, galeries de tableaux, sculptures, musées, grande musique, chants, danses et beaux édifices. La fameuse inégalité de la répartition des biens matériels ne serait pas dramatique si seulement les dirigeants n’essayaient pas de conserver leur position en appauvrissant spirituellement le peuple. Les grands philosophes de la société de la Terre ont enseigné à protéger par-dessus tout la richesse psychique de l’homme. On ne peut la protéger que par l’action, la lutte active contre le mal et l’assistance à ses compagnons, en d’autres mots par un effort sans relâche. La lutte n’exige pas obligatoirement la destruction. Le facteur de répercussion, de rejet sur le plan psychologique est très grand et est accessible à chacun après un entraînement adéquat. Ce que vous appelez les forces magnétiques ou magiques est utilisé depuis longtemps chez nous dans les jeux d’enfants comme « la disparition » et « la sortie de l’autre côté du miroir ». Les forces supérieures de l’homme ne peuvent entrer en action, qu’après une longue préparation analogue à celle suivie par les artistes avant toute création, tout essor spirituel, lorsque surgit la grande compréhension intuitive. Les trois pas se retrouvent ici aussi : renoncement, concentration et apparition de la connaissance.

— Et vous pensez, souveraine de la Terre, que c’est intentionnellement que le peuple de Ian-Iah a été maintenu à un bas niveau spirituel ? demanda le chef.

— À mon avis, oui !

— Alors, nous allons agir ! Les souverains et les « porte-serpent » auront beau être protégés, ils ne nous échapperont pas ! Nous empoisonnerons l’eau qu’ils boivent et qui provient de conduites spéciales, nous répandrons dans l’air de leurs demeures des bactéries et du poison radio-actif, nous saturerons leur nourriture de produits nocifs à action lente. Pendant des millénaires, ils ont choisi leur garde parmi les gens les plus obscurs. Maintenant, ils ne le peuvent plus et les « Cvil » pénètrent dans leur forteresse.

— Et alors ? Si le peuple ne comprend pas votre but, il ne se produira qu’un changement d’oligarques. Je le répète : vous pourriez être vous-mêmes des oligarques et, d’ailleurs, n’est-ce pas ce que vous voulez ?

— En aucun cas !

— Alors, préparez un programme d’action accessible à tous et surtout, préparez des lois justes. Les lois ne sont pas faites pour protéger le pouvoir, la propriété ou les privilèges, mais pour faire observer le respect, la dignité et multiplier la richesse spirituelle de chacun. Appliquez simultanément Les Trois Pas pour créer une véritable société : loi, opinion publique, confiance des gens en eux. Encore trois pas et vous aurez construit l’escalier qui mène à la sortie de l’inferno.

— Mais ce n’est plus la terreur !

— Non, bien sûr. C’est la révolution. Si « Les Anges Gris » sont prêts, ils pourront maintenir les maîtres de l’arbitraire dans la peur. Mais sans cause commune, sans le concours des « Cvil » et des « Cvic », vous vous retrouverez dans le groupe des oligarques. Et voilà ! Avec le temps, vous vous écarterez inévitablement des principes antérieurs, car la société de régime communiste ne peut exister que comme un courant uni, sans cesse variable, progressant constamment, et non comme des parties isolées avec des couches intermédiaires privilégiées figées.

Le chef des « Anges Gris » porta la paume de ses mains à ses tempes et s’inclina devant Rodis.

— Une longue réflexion est encore nécessaire, mais je vois la lumière.

Enveloppés dans leurs manteaux, « Les Anges Gris » s’éloignèrent en compagnie de Tael. Rodis s’enfonça dans son fauteuil et croisa les jambes. Le sculpteur Ritine s’installa en face d’elle ; plongé dans ses croquis, il fredonna à voix basse un air très connu. Faï Rodis se souvint ! C’était une très vieille mélodie de la Terre. Les paroles lui revinrent en mémoire : « J’ai de la peine, parce que je t’aime ». Il était frappant de voir comment une musique sortie de la profondeur des siècles, réunissait les deux planètes, faisait passer dans les sentiments des Terriens et des Tormansiens un même ruisseau de beauté. Et, malgré le poids de ses responsabilités et son anxiété quant à l’avenir de ce peuple, Faï Rodis eut la certitude que l’expédition de la Terre serait couronnée de succès.