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Chapitre XII

LA FENÊTRE DE CRISTAL

Avant de sortir dans la rue, Vir Norine se regarda dans la glace. Il s’efforçait de ne pas se distinguer des habitants de la capitale et les imitait jusque dans leurs démarches. Les hommes à la robuste constitution et à la musculature puissante n’étaient pas une rareté dans l’ensemble sportifs professionnels, lutteurs, joueurs de ballons, hercules de foire. Mais un œil exercé pouvait quand même distinguer Vir Norine des autres, à cause de la rapidité de ses mouvements, lorsqu’il se déplaçait dans la foule.

Vir Norine se dirigea vers l’institut médico-biologique. Les savants de Ian-Iah avaient fusionné ces deux branches des sciences naturelles.

Dans la rue, on était soumis au flot incessant et rapide des passants poussés par la crainte d’être en retard ; ils étaient incapables d’établir un emploi du temps. Les moyens de transport et les surfaces de distribution – plus exactement de vente – des produits étaient mal organisés. Les hommes se hâtaient, inquiets ; les femme, minces comme des tiges, avaient une démarche inégale, déformée par des chaussures inconfortables et par le poids de sacs à provision trop lourds. Ceux-là étaient les « Cvil ». Les « Cvic » marchaient encore plus vite. L’ombre de la fatigue sillonnait leurs visages, ils avaient des poches sous les yeux, des rides de tristesse entouraient leurs lèvres sèches et gercées. Presque toutes les femmes – cela semblait être la règle – avaient les épaules voûtées, ce qui cachait leur poitrine dont elles avaient honte. Celles qui se tenaient bien droites avec une allure orgueilleuse étaient celles qui se vendaient pour de l’argent ou pour mener une vie de plaisir. Une femme ordinaire et de belle prestance à la démarche hardie pouvait s’exposer, elle, à des outrages.

Cette cruauté sexuelle s’accommodait de manière étonnante avec l’existence des Maisons de Repas luxueusement aménagées, dans lesquelles – aux heures tardives et pour un prix élevé – des jeunes filles à demi-nues et parfois même complètement nues, dansaient ou servaient à manger. L’inégalité et l’instabilité des rapports publics et privés, l’alternance d’insultes grossières et méchantes avec les soucis et le sentiment de la dignité de l’homme qu’on y rencontrait, ce mélange inexplicable d’êtres bons et d’êtres mauvais, tout cela évoquait pour Vir Norine un appareil déréglé, lorsque derrière l’écran de l’indicateur de contrôle les baisses et les hausses se succèdent à un rythme endiablé.

Si, parmi la foule de passants uniformément accablés de fatigue et de soucis, des yeux rêveurs, purs, tendres ou nostalgiques rencontraient les siens, Vir Norine en était ravi. On pouvait ainsi sans aucun ADP, distinguer les braves gens. Il en parla à Tael. L’ingénieur rétorqua qu’une observation aussi superficielle n’était valable que pour une première sélection, car la stabilité psychique, la profondeur et le sérieux des aspirations, l’expérience de la vie passée restaient inconnus. L’astronavigateur fut d’accord, mais continua à chercher avidement les signes d’une vie véritable parmi les milliers de passants qu’il côtoyait.

L’institut qui avait invité Vir Norine occupait un nouveau bâtiment aux formes architecturales simples et nettes. Tout indiquait qu’à l’intérieur devaient se trouver réunies de bonnes conditions de travail. D’immenses fenêtres donnaient beaucoup de lumière (« beaucoup trop, pensa Vir Norine, car rien n’est prévu pour donner de l’ombre »). Mais les murs minces n’empêchaient pas d’entendre le bruit de la rue ; les plafonds étaient bas et la ventilation laissait à désirer. D’ailleurs, dans la ville du Centre de la Sagesse, la chaleur et l’exiguïté étaient les compagnons inséparables de vie. Les vieux bâtiments, construits avant le début de la crise du logement, possédaient, au moins, des murs épais et des étages élevés, aussi étaient-ils plus calmes et y faisait-il plus frais.

Dans le vestibule, le garde violet se leva avec obséquiosité à la vue de la petite carte du Conseil des Quatre. Le premier adjoint du directeur descendit de l’étage supérieur et fit visiter avec affabilité l’institut à l’homme de la Terre.

Au troisième étage – celui de la biophysique – des calculatrices étudiaient des appareils analogues aux comparateurs à réticule de la Terre. On conduisit l’astronavigateur dans un couloir éclairé de faibles lampes roses : le mur gauche comportait une fenêtre en verre d’un seul tenant ayant la transparence du cristal, longue de quelques mètres. Cette fenêtre jouxtait le laboratoire. Privée de lumière naturelle, la grande salle basse aux quatre piliers carrés, aurait pu ressembler à la partie ouvragée d’une mine souterraine sans les tuyaux d’un bleu étincelant du plafond et la décoration gris argent des murs nus. Triste uniformité : rangées de tables et de pupitres identiques, hommes et femmes vêtus de blouses jaunes, portant un calot, tous penchés sur leurs tables dans une attitude d’extrême concentration. Vir Norine remarqua qu’ils prenaient cette pose dès qu’apparaissait dans le couloir le directeur adjoint. Le Tormansien ricana tout content.

— Tout a été pensé pour le confort ! Lorsque nous autres, administrateurs, venons ici, nous pouvons surveiller chaque travailleur. Il y a beaucoup de tire-au-flanc et nous devons les chasser !

— N’y a-t-il pas d’autres moyens ? demanda Vir Norine.

— C’est le meilleur et le plus humain.

— En est-il de même dans chaque laboratoire ?

— Oui, en ce qui concerne les nouveaux bâtiments. Les vieux laboratoires sont bien plus mal outillés et notre tâche à nous chefs est alors plus difficile. Les savants bavardent pendant les heures de travail, sans tenir compte du temps qui appartient au gouvernement. Nous devons faire plusieurs contrôles.

De toute évidence, la science de Ian-Iah, comme toutes les autres formes d’activité, avait un caractère contraignant. Le savoir divisé en menues parcelles n’intéressait pas plus les gens que n’importe quel travail dont le sens et le but ne sont pas apparents. Seuls avaient un sens le grade universitaire et la fonction qui procuraient des privilèges. Les fragments d’information scientifique obtenus dans les différents instituts étaient transformés et utilisés par les savants de la catégorie supérieure qui travaillaient dans des instituts mieux outillés et inaccessibles – véritables forteresses gardées par les « violets ». Tous les savants d’une certaine valeur étaient réunis dans la capitale et dans deux ou trois villes importantes situées le long des deux rives de l’Océan Équatorial. C’est dans un établissement de la catégorie supérieure que se rendit Vir Norine pour essayer de trouver les véritables intellectuels, les chercheurs qui se souciaient du bonheur de l’humanité de Ian-Iah, comme le faisaient l’ingénieur Tael et ses amis.

L’astronavigateur et le directeur adjoint firent le tour de l’édifice. Tous les laboratoires étaient construits sur le même modèle. Seuls, l’appareillage et le nombre des chercheurs étaient différents.

— Revenons au département des calculatrices, proposa Vir Norine. J’ai été très intéressé par l’appareil que l’on y mettait au point. Si vous le permettez, je vais interroger les biophysiciens.