Soupirant avec amertume, Vir Norine regarda autour de lui et rencontra le regard d’une jeune fille, appuyée contre un rebord du mur, non loin du kiosque à livres. Elle avait des yeux immenses, un cou fin enfantin et des mains très petites ; elle froissait nerveusement des feuilles de papier jaune, une lettre de toute évidence. Son sentiment de chagrin anxieux se communiqua à Norine. De grosses et rares larmes coulèrent l’une après l’autre des longs cils de la jeune fille. Pour la première fois, l’astronavigateur éprouva une vive compassion. Hésitant à engager la conversation avec l’inconnue, il réfléchit à la manière de l’aider dans sa peine. Plus foncée que celle des habitants de la capitale, la couleur de sa peau prouvait qu’elle venait de l’Hémisphère de Queue. Une robe courte et légère couvrait ses jambes sveltes et robustes. La teinte étrange de ses cheveux noirs avec des nuances cendrées, se distinguait des habituelles têtes noires aux reflets roux des Tormansiennes et s’harmonisaient avec les yeux gris de la jeune fille. Les clients du bureau de poste allaient et venaient tout autour. Parfois, les hommes l’enveloppaient d’un regard impudent. La jeune fille se détournait ou baissait la tête, feignant d’être plongée dans sa lettre.
Plus Vir Norine observait l’inconnue, plus il percevait en elle une profondeur spirituelle comme il en avait rarement rencontrée chez les Tormansiens habituellement dépourvus de tact et de culture. Il comprit qu’elle était manifestement en proie à un grand malheur.
Vir Norine savait que s’approcher tout simplement d’un homme qui vous plaisait, bavarder avec lui, était impossible ici. La tendresse cordiale, si naturelle sur la Terre, provoquait sur Tormans, défiance et répulsion. Chez les « Cvil », les gens plus âgés craignaient, lorsque quelqu’un leur adressait la parole, qu’il appartiennent aux services secrets du gouvernement, qu’il soit un provocateur à la recherche de conjurés anti-gouvernementaux imaginaires formés par les gens que l’épreuve « Rencontre avec le Serpent » effrayaient. Les femmes plus jeunes avaient peur des hommes. Tout en réfléchissant, Vir Norine rencontra à nouveau le regard de l’inconnue et il lui sourit, mettant dans ce sourire toute sa sympathie née de façon si soudaine et tout son empressement à l’aider.
La jeune fille sursauta, son visage se durcit en une seconde, un voile impénétrable recouvrit ses yeux. Mais la force de bonté qui éclairait les yeux du Terrien l’emporta. La jeune fille sourit faiblement et tristement en réponse et rappela à Vir Norine un personnage des fresques historiques du musée de l’île de Chio. La Tormansienne le regardait maintenant avec attention et étonnement.
Vir Norine s’approcha d’elle si vite que la jeune fille recula d’effroi et tendit la main comme pour le repousser.
— Qui es-tu ? Tu es tout à fait différent. La Tormansienne le regarda et répéta : « tout à fait différent. »
— Pas étonnant, sourit Vir Norine, je viens de loin, de très loin ! Mais n’ayez pas peur de moi. Qu’est-ce qui vous menace ? Quel malheur vous est-il arrivé ? et il montra la lettre.
— Comme tu parles drôlement, tu n’appartiens pas aux gens haut placés de la capitale, dit la jeune fille en souriant.
Luttant contre les larmes qui affluaient, elle ajouta :
— Tout s’écroule. Je dois retourner chez moi et à cause de cela…
Elle se tut et se tourna, levant la tête vers la frise de bronze coulé, faisant semblant d’examiner les arabesques compliquées des hiéroglyphes et des serpents.
Vir Norine prit sa petite main hâlée. La Tormansienne regarda sa propre paume, comme étonnée de la voir enfermée dans une si grande main.
Très vite, Vir Norine apprit tout. Siou An-Té ou Siou-Té était originaire d’une ville de l’Hémisphère de Queue, que l’astronavigateur ne connaissait pas. Pour on ne sait quelle raison importante (il ne lui demanda pas laquelle) il lui fallut quitter cette ville. Elle partit pour la capitale chez son frère qui travaillait dans une fonderie. Son frère – le seul être au monde qu’avait Siou-Té –, rêvait de la faire venir dans la capitale pour qu’elle étudie le chant et la danse. En cas de succès, elle pourrait devenir « Cvil ». Cela avait toujours été le rêve de son frère qui aimait sincèrement sa sœur, phénomène peu fréquent dans les familles de Tormans. Pour des motifs non expliqués, son frère souhaitait plus que tout que Siou-Té vive longtemps, bien que lui-même soit incapable de recevoir l’instruction nécessaire pour devenir « Cvil ».
Au moment où Siou-Té se mit en route pour la capitale, son frère fut victime d’un sérieux accident du travail et on l’envoya plus tôt que prévu au Palais de la Mort Douce. Ses pauvres biens et, surtout, les économies qu’il avait amassées en prévision de l’arrivée de Siou-Té, furent partagées entre ses voisins. Il avait envoyé une lettre à Siou-Té avant de mourir, sachant qu’elle devait aller à la poste dès son arrivée pour recevoir les instructions lui permettant de le retrouver dans la capitale. Et voilà… Siou-Té tendit les feuillets jaunes.
— Qu’avez-vous l’intention de faire ? demanda Vir Norine.
— Je l’ignore. Ma première pensée était d’aller au Palais de la Mort Douce, mais on me trouvera trop jeune et en trop bonne santé, et on m’enverra quelque part, où ce sera pire que l’endroit d’où je viens. Surtout que… Elle se troubla.
— Que vous êtes belle ?
— Dites plutôt parce que j’inspire du désir.
— Est-il vraiment difficile de trouver un être doué de bonté dans cette grande ville et de lui demander de vous aider ?
Siou-Té regarda le Terrien avec une nuance de pitié.
— Tu viens sûrement de loin, peut-être des forêts qui poussent, dit-on, sur les crêtes des Montagnes Rouges et de la chaîne Transversale.
Voyant que Vir Norine ne comprenait pas, elle expliqua :
— Les hommes me donneraient volontiers de l’argent que j’aurais à rembourser en nature.
— En nature ?
— Mais oui ! Tu ne comprends vraiment rien ! s’écria la jeune fille avec impatience.
— Bon, bon… Et les femmes ?
— Les femmes ne feraient que m’insulter et me conseilleraient de travailler. Chez nous, les femmes n’aiment pas les jeunes, surtout celles qui sont plus attrayantes qu’elles. Toute femme considère l’autre comme son ennemie jusqu’à ce qu’elle soit vieille.
— Maintenant, je vous comprends. Pardonnez à un étranger de vous poser une question stupide. Mais, peut-être, accepterez-vous mon aide ?
La jeune fille se raidit, réfléchit et étudia le visage de Vir Norine, puis sa bouche enfantine esquissa un sourire.
— Que sous-entends-tu par « aide » ?
— Nous allons aller tout de suite à l’hôtel du « Nuage Azuré » où je vis. Là, nous prendrons une chambre pour vous. Nous déjeunerons ensemble si vous voulez bien de moi. Puis, vous vous occuperez de vos affaires et moi des miennes.
— Tu dois être un homme puissant, si tu vis dans un hôtel de la partie haute de la ville et je me demande pourquoi j’ose t’adresser la parole. Peut-être m’as-tu prise pour une autre ? Je ne suis qu’une « Cvic » ordinaire et stupide venue d’un lieu éloigné ! Et je ne sais rien faire…
— Ni chanter et danser ?
— Un peu et même dessiner, mais qui ne sait faire cela ?