— Les trois-quart de la ville du Centre de la Sagesse !
— Étrange. Chez nous, dans notre coin perdu, on chante les vieilles chansons et on danse beaucoup.
— Mais je ne vous prends pas pour une autre. Et je ne connais aucune femme de la capitale.
— Comment cela se peut-il ? Tu es si… si…
En guise de réponse, Vir Norine saisit la jeune fille par la main comme faisaient les habitants de la capitale et l’entraîna assez vite. Siou-Té était rapide et adroite et elle s’accorda aussitôt à l’allure de l’astronavigateur. Ils grimpèrent une colline, en direction du bâtiment jaune et blanc du « Nuage Azuré » et entrèrent dans le vestibule bas, si sombre que même de jour des lampes vertes l’éclairaient.
— Siou-Té a besoin d’une chambre, dit Vir Norine en se tournant vers le réceptionniste.
— Elle ? dit le jeune Tormansien en montrant la jeune fille du doigt avec impudence. Papiers !
Docilement, Siou-Té fouilla dans la petite bourse fixée à sa ceinture et en sortit, émue, un papier rouge.
Le réceptionniste sifflota et refusa de le prendre.
— Oh, oh ! et où est la petite carte d’accueil dans la capitale ?
La jeune fille troublée commença à expliquer que la petite carte devait être fournie par son frère, mais qu’il…
— On s’en fiche ! l’interrompit grossièrement le réceptionniste. Aucun hôtel ne t’acceptera dans la ville du Centre de la Sagesse ! Et inutile d’insister !
Vir Norine, retenant avec peine une indignation croissante parfaitement inconvenante pour un voyageur de la Terre, s’efforça de convaincre le réceptionniste. Toutefois, même la petite carte toute-puissante de l’invité du Conseil des Quatre fut inefficace.
— Je perdrai ma place si je laissais entrer quelqu’un sans document. Surtout une femme !
— Pourquoi « surtout une femme ».
— On ne peut encourager la débauche.
Pour la première fois, Vir Norine ressentit la dépendance accablante de chaque Tormansien vis-à-vis du moindre chef – généralement un homme malveillant.
— Mais est-ce que je peux recevoir des amis ?
— Chez vous, certainement. Toutefois, des « violets » peuvent venir de nuit faire des vérifications et il s’en suivra des désagréments pour elle, bien sûr ! Où est-elle passée ?
Vir Norine regarda autour de lui. Dans le feu de la discussion, il n’avait pas remarqué que Siou-Té avait disparu. Un sentiment de perte immense l’incita à bondir en un clin d’œil dans la rue, ce qui surprit le réceptionniste pourtant blasé. Une sensibilité nerveuse subtile poussa Vir Norine vers la gauche. Au bout d’une minute, il vit Siou-Té. Elle marchait, tête baissée, continuant de serrer dans ses petits poings son « document » rouge désormais inutile.
Vir Norine n’avait jamais encore ressenti une telle honte de n’avoir pu tenir sa promesse. Il y avait autre chose : un sentiment vague et très désagréable, rappelant la dignité virile d’autrefois, avait été bafoué devant une femme charmante qui se trouvait dans le malheur à cause de cela.
— Siou-Té, appela-t-il.
La jeune fille se retourna. Une joie subite éclaira son visage, les commissures de ses lèvres tristes se relevèrent. Il lui tendit la main, le cœur serré.
— Venez !
— Où ? Je t’ai déjà causé assez de tracas. Je vois que tu es aussi étranger ici que moi et que tu ignores ce qui est permis et ce qui ne l’est pas. Adieu !
Siou-Té parlait avec une profonde conviction. La tristesse résignée qui brillait dans ses grands yeux était insupportable pour un homme de la Terre éduqué dès la naissance à lutter contre la souffrance.
L’astronavigateur ne souhaitait pas utiliser sa force mentale pour soumettre la jeune fille à sa volonté, mais il n’avait pas d’autre moyen de la convaincre.
— Nous irons chez moi. Pas longtemps ! Jusqu’à ce que je parle à des amis et que je trouve des chambres pour vous, et pour moi, par la même occasion. Jusqu’ici cela m’était égal d’être à l’hôtel, maintenant cela me dégoûte.
Siou-Té accepta. Ils retournèrent dans le vestibule où le réceptionniste les accueillit avec un sourire cynique. Vir Norine décida de le punir : au bout de quelques secondes, le réceptionniste se traîna en rampant aux pieds de Siou-Té et tendit à celle-ci la clé de la chambre de Vir. Sur Tormans, tous les établissements publics et les chambres étaient soigneusement verrouillées, faible rempart contre le vol effroyablement répandu. Le réceptionniste baisa d’un air suppliant le pied poussiéreux de la jeune fille. Elle en fut toute surprise et voulut s’enfuir. Vir Norine la prit par la main et la conduisit dans l’appartement de deux pièces qu’on lui avait alloué, ce qui était considéré comme un luxe dans la capitale.
Il fit asseoir son invitée lasse et secouée jusqu’au tréfonds de l’âme dans un fauteuil confortable. Remarquant qu’elle passait nerveusement sa langue sur ses lèvres sèches, il lui donna à boire ; il posa sa main sur le front brûlant de Siou-Té et la calma. Puis, il fit sortir le Neufpattes de sous le lit. Le SVP couleur prune foncée, bourdonna doucement. Siou-Té sursauta, son regard alla de la machine à Vir Norine avec un mélange de crainte et d’enthousiasme.
Vir Norine voulut appeler Tael, mais ne trouva que le préposé aux liaisons avec les Terriens. Vir lui demanda de lui trouver un gîte chez les « Cvil ».
La conversation terminée, il replaça le SVP sur « réception », s’installa près de Siou-Té et l’interrogea jusqu’à ce qu’il sentit qu’elle était calmée mais qu’elle luttait contre une lourde fatigue. Il n’eut pas à la plonger dans un sommeil profond ; la jeune fille se pelotonna docilement dans le fauteuil. Vir attendit patiemment que le SVP se mette en marche et se reposa avant la visite à « l’atelier » de l’institut médico-biologique. Plus de deux heures s’écoulèrent. Le signal d’appel à peine audible se fit entendre et sur l’écran apparut Tael tout ému et inquiet.
Vir Norine obtint l’adresse qu’il avait demandée. Pour rendre service aux Terriens, on leur avait trouvé deux chambres confortables dans un appartement occupé par un « Cvil ». C’était un professeur de l’Association des Architectes qui vivait seul, dans un immeuble essentiellement habité par l’intelligentsia technique, dans laquelle se recrutaient les partisans de Tael qui avaient vu les films de « La Flamme sombre ».
Siou-Té s’éveilla et regarda autour d’elle. Elle ramena sur ses genoux sa robe froissée.
— Allez vous laver, proposa gaiement l’astronavigateur, puis nous iront dîner. Nous nous rendrons à l’appartement ensuite. On vous a trouvé une chambre, mais elle sera tout près de la mienne. Cela ne vous gêne pas ?
Toute contente, Siou-Té applaudit.
— Pas du tout ! Si vite ? Comme j’ai dormi longtemps ! J’ai passé les deux dernières nuits à marcher, à rester dans un corridor, je n’avais pas d’argent.
— Alors, vous devez être affamée ! Partons !
Ils se rendirent au grand Palais de la Nourriture, un beau bâtiment – selon les normes de Ian-Iah – aux portes vitrées encadrées de fer garni de pierre polie.
Gênée par sa robe légère et bon marché – à cette heure, les femmes portaient généralement un pantalon – Siou-Té se fourra dans un coin et s’amusa à observer avec curiosité la décoration étonnante et l’attitude des habitants de la capitale, ce qui était également la distraction favorite de Vir Norine. On leur servit à dîner. Regardant sa compagne à la dérobée, il fut surpris de constater que cette belle jeune fille, sans aucun doute affamée, mangeait sans gloutonnerie et sans affectation voulue, tout à fait comme une habitante de la Terre. Vir Norine ne sut que plus tard que Siou-Té n’avait reçu aucune instruction et que ses manières plaisantes s’expliquaient par une délicatesse spirituelle innée.