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Non loin d’eux, près de la colonne lisse en marbre artificiel, une bande bruyante et désinvolte de jeunes gens avait déplacé quelques tables pour s’installer. Vir Norine et Siou-Té échangèrent librement leurs impressions sans leur accorder la moindre attention. Entre les tables circulait une jeune fille bien faite – ce qui était rare à Tormans –, la démarche dansante. Elle était vêtue d’une robe brun-rouge et marchait la tête haute et fière. Son visage intelligent, à l’expression réfléchie et triste, était d’une beauté provocante. Elle suscita la curiosité des habitués et des serveurs. Pourtant, une pointe de vulgarité perçait sous son attitude gracieuse. La jeune tille chaussée de souliers dorés faisait claquer ses hauts talons avec une légèreté séduisante.

— Oh les belles jambes ! s’écria Siou-Té.

L’astronavigateur regarda discrètement les petits pieds de sa compagne, chaussés de sandales plates faites de deux lanières qui passaient entre l’orteil et le second doigt. Les jambes de Siou-Té, droites comme celles des enfants, semblaient nues et sans défense. Elle les cacha sous la table et insista :

— Regardez comme elle est triste. C’est le sort de toutes les belles filles. Peut-être a-t-elle besoin de réconfort comme moi ?

L’astronavigateur se tut et pensa que Siou-Té avait des raisons pour attirer son attention précisément sur cette jeune fille. L’une et l’autre se distinguaient par leur sérieux des jeunes femmes tapageuses qui minaudaient, ce qui était considéré comme du dernier cri à Tormans.

— Je sens que vous êtes un homme extraordinaire. Peut-être, une lueur d’effroi passa dans le regard de Siou-Té, êtes-vous un « porte-serpent » déguisé ?

— Avez-vous jamais entendu parler d’un seul « porte-serpent » qui aurait aidé quelqu’un dès la première rencontre ? demanda Vir Norine avec un sourire.

— Jamais, dit la jeune fille, contente. Mais pourquoi ne me dis-tu pas « tu », comme c’est la coutume chez nous ?

— Je l’expliquerai plus tard.

La fin du repas se passa en silence. Apaisée, Siou-Té suivit Vir Norine dans la rue et ils partirent à la recherche de la maison et du gîte prévu. Ils s’enfoncèrent dans la partie vieille de la ville aux ruelles étroites et tortueuses. Vir Norine arrêta un passant « Cvic ».

— Remonte à droite, tu verras un bloc de maisons grises qui ont l’air d’être en briques. Si les chiens aboient, c’est que c’est là.

Effectivement, Vir Norine avait déjà vu des chiens, que les femmes tenaient en laisse autour des blocs de maisons habités par des « Cvil ». Ailleurs, il n’avait remarqué aucun animal domestique. Il ne faisait pas de doute pour le Terrien que ces chiens provenaient de la planète natale, leur ressemblance frappante avec ceux de la Terre ne pouvait être fortuite.

— Pourquoi y a-t-il autant de chiens ici, s’étonna Siou-Té ?

— Il est vraisemblable que les Citoyens-à-la-vie-longue ont du temps à consacrer aux animaux. Les chiens m’ont toujours paru être prisonniers des maisons et des chambres étroites, tout justes bonnes pour les chats…

— Et pour l’homme, ajouta Siou-Té.

— Oui, malheureusement. Les partisans les plus enthousiastes des chiens sont parfois des neurasthéniques solitaires ou des gens qui ont été humiliés. L’attachement d’un chien les soutient et les persuade qu’ils sont des êtres supérieurs pour quelqu’un. Curieux comme cette ambition d’être supérieur revêt de multiples visages et a été sous-évaluée par les psychologues du temps passé !

— Par nos psychologues du temps passé ? Tu connais l’histoire ?

— Un peu.

— Comme j’aurais voulu étudier ! L’histoire était ma matière préférée à l’école…

Le propriétaire de l’appartement se trouvait chez lui. Le « Cvil », grand et âgé, salua l’astronavigateur et serra doucement la main de Siou-Té. Dans l’entrée étroite et sombre, Vir Norine eut son attention attirée par la porte d’entrée massive munie de nombreux verrous compliqués.

— Ce n’est pas pour se protéger des voleurs, expliqua le propriétaire, s’ils le veulent, ils peuvent entrer.

— Vraiment ?

— Bien sûr. Je pense que peu de gens se rendent compte combien nous autres « Cvil » sommes sans défense devant les houligans et les voleurs. Nous ne pouvons rien faire. Même si nous avions des armes ! Il faudrait répondre de chaque blessure causée, même si vous avez été attaqué à coups de couteau. Ce qui m’étonne, c’est que peu de « Cvic » encore utilisent les occasions que leur montre le gouvernement : faire irruption dans les appartements, offenser, tuer.

— Pourquoi le gouvernement encourage-t-il le désordre ?

— C’est très simple. Cela donne une apparence de liberté et apporte une détente à une vie peu plaisante. Les vols ne sont pas trop terribles, ils se limitent à quelques objets. Bien plus dangereux sont « les yeux du souverain » ! Ils prennent vos clés, fouillent dans les appartements dans l’espoir de trouver des chansons et des livres interdits, des journaux intimes, des lettres.

— Et tout cela est interdit ?

— Vous êtes tombé du ciel ? Ah ! Excusez-moi, c’est tout à fait ça !

Le maître de maison se troubla.

Vir Norine demanda qu’on les conduise à leurs chambres.

Les pièces carrées, couvertes de tapis et de rideaux, semblèrent très confortables à Siou-Té. Elle choisit, sur les instances du maître de maison, une chambre qui s’avançait comme un phare sur la rue et retint avec peine des larmes de reconnaissance.

— Je sais que les jeunes filles aiment rêver en observant la vie qui s’écoule près d’elles, dit le professeur avec une tendresse inattendue.

— Avez-vous une fille ? interrogea Siou-Té.

— J’en avais une… Elle est morte dans le Palais de la Mort Douce. Elle était « Cvic » par ses aptitudes et a refusé de profiter de mon droit.

— Lequel ? demanda doucement Vir Norine.

— Celui de protéger un membre de sa famille, même s’il est « Cvic ». Même au seuil de la retraite, un vieil homme est encore utile au gouvernement. Et maintenant, je n’ai plus personne…

Vir Norine changea de sujet et demanda l’autorisation d’amener son SVP, mais un peu plus tard afin de ne pas attirer l’attention.

Le professeur applaudit à ces sages précautions.

— Quant à vous Siou-Té, dit Vir Norine, je vous demande de ne pas sortir, avant de recevoir la petite carte qui permet de vivre dans la capitale.

— Ne vous en faites pas ! Je la surveillerai et ne laisserai pas notre oiseau sortir. Ne ressemble-t-elle pas à une guitaye ?

Vir Norine avoua qu’il ignorait de quoi il s’agissait.

— C’est un oiseau au petit poitrail cerise dont la tête et la queue sont d’un noir cendré, le dos et les ailes d’un bleu vif azuré. N’en avez-vous jamais vu ?

— Non.

— Excusez un vieil homme ! J’oublie toujours que vous n’êtes pas des nôtres.

Vir Norine remarqua le sursaut de Siou-Té.

Il atteignit l’institut à la nuit tombée. « L’atelier » venait juste de se remplir. Comme toujours, l’arrivée du Terrien provoqua une curiosité non déguisée, particulièrement forte dans le milieu des savants.

Vir Norine se souvint de l’avertissement de Tael. À chaque réunion, en plus des agents secrets du Conseil des Quatre, des appareils pouvaient être installés pour enregistrer les discours et écouter les conversations. La pauvreté des ressources ne permettait pas de le faire à chaque réunion, mais lorsqu’un invité de la Terre était présent, les enregistrements avaient toujours lieu. Aussi décida-t-il de ne pas inciter les participants à parler de choses compromettantes.