À l’étonnement de l’astronavigateur, l’assistance se conduisit d’une manière désinvolte et émit des opinions assez dures. Ayant entendu parler de l’arbitraire des oligarques, Vir Norine s’inquiéta. Les savants pouvaient être emprisonnés sur-le-champ pour de telles paroles. Ce n’est qu’ensuite qu’il comprit la finesse psychologique de Tchoïo Tchagass : qu’ils parlent, de toute façon, ils ne peuvent pas ne pas penser à la situation de la société, qu’ils se défoulent en prononçant des discours vides ; en revanche, ils ne peuvent fomenter de conspirations qui les excluraient du milieu des intellectuels prisés par le gouvernement, ce qu’ils ne souhaitaient pas.
Le premier orateur fut un jeune savant d’allure ascétique, au menton proéminent et aux yeux brûlants de colère. Il parla de l’inutilité pour la science de continuer à se développer : plus sa route s’élargit, plus elle pénètre profondément les secrets de la nature, et plus chaque pas exige d’efforts et de dépenses matérielles considérables. La progression rapide de personnes isolées est impossible. La connaissance s’est trop diversifiée, les expériences de plus en plus complexes ralentissent le cours des recherches, tandis que des montagnes d’informations inutilisées s’accumulent. Tant que la science disposera de moyens insuffisants, elle ne pourra espérer résoudre les problèmes qui lui sont posés, percer les profondes contradictions du mécanisme biologique et du développement social. Il s’ensuit que les savants reçoivent des privilèges du gouvernement pour ce qu’ils ne peuvent réaliser, c’est-à-dire qu’ils sont des parasites vivant sur les titres acquis. Le savoir morcelé s’enlise dans des questions pratiquement inutiles puisque les réserves de la planète sont épuisées. Le savant termina en appelant à renoncer à toute ambition sectaire et à regarder vers le ciel d’où proviennent des astronefs de civilisations puissantes qui ont su ne pas piller ce que la nature leur a donné et principalement les Terriens qui ressemblent comme des frères au peuple de Ian-Iah.
Le directeur adjoint, assis près de Vir Norine, secoua la tête et murmura :
— Discours très, très dangereux.
— Quelque chose le menace ?
— De sérieuses conséquences.
— Sera-t-il condamné par le gouvernement ?
— Je ne le pense pas. Mais ses collègues ne lui pardonneront pas une telle auto-dénonciation.
À la table où siégeait le conseil « d’atelier », se leva un autre savant, pâle et morose, articulant les mots avec une ironie fielleuse.
— Il est inutile d’appeler au secours les autres civilisations du cosmos. Ils viendront en guerriers et nous deviendrons leurs esclaves. C’est ce qu’avait prévu le grand Ino-Kaou au Siège du Sage Refus, c’est-à-dire lors du premier contact avec une culture d’une autre planète. Que notre invité de la Terre nous pardonne, mais c’est l’opinion d’un réaliste et non d’un rêveur romantique !
— Cela ne m’étonne pas, lui répliqua Vir Norine. Sur la Terre, à l’Ère du Monde Désuni, le savant chinois très connu Iang a exigé que nous ne répondions pas aux appels venus d’autres planètes. À la même époque, l’astronome allemand Herner déclara qu’il voyait dans l’établissement de liens avec d’autres mondes l’ultime occasion d’éviter un suicide planétaire – il sous-entendait par là une guerre avec utilisation de l’arme la plus terrible mise au point alors par la science.
Le directeur adjoint de l’institut prit la parole et énuméra les bienfaits apportés à la médecine biologique par les médecins de l’institut médicaments et surtout, drogues hallucinogènes et méthodes de modification du psychisme.
— Voilà qui dément les insinuations du premier orateur sur l’absence de résultat de la science dans le domaine social. La science a un rapport direct avec le bien de l’humanité.
— Excusez un étranger – intervint Vir Norine – mais comment ?
— L’information – si vaste soit-elle – n’engendre pas par elle-même la sagesse et n’aide pas l’homme à vaincre ses propres difficultés. L’infinie sottise générale ne permet pas de comprendre la nature véritable des malheurs. Grâce à nos appareils et aux agents chimiques que nous utilisons, nous enfonçons dans les esprits obtus les résolutions fondamentales des problèmes sociaux. Sur l’ordre du Grand et Sage Tchoïo Tchagass, nous avons créé un serpent hypnotique qui dévoile les pensées des ennemis du gouvernement. Notre institut a préparé des machines qui saturent l’air de tranquillisants et d’hallucinogènes puissants, dont une quantité infime suffit à changer le cours des pensées de l’homme le plus désespéré et à le réconcilier avec l’adversité et même avec la mort…
— Oui, mais la science n’a pas encore réussi à expliquer le sens de l’existence de l’homme, dit un nouvel orateur qui coupa brusquement la parole au directeur adjoint. Il avait une barbiche peu fournie en pointe, et ressemblait à un mongol d’autrefois.
— Les gens ne comprennent pas plus le but de la vie que les animaux terribles de la Terre et des mers aujourd’hui disparus de la planète Ian-Iah ; c’est pourquoi, je ne suis pas enclin au triomphe comme notre très respecté chef. Aux yeux des ignorants – qu’il s’agisse de « Cvic » ou des couches supérieures de la société – la science a toujours raison lorsqu’elle réfute des notions établies depuis des temps immémoriaux. Ils pensent que la science est en elle-même l’outil le plus noble de l’homme, mais que c’est la mauvaise nature de l’homme qui l’a pervertie et qu’elle reste la force de vie la plus effective. En résumé, selon eux, nous devons toujours suivre le chemin de la science, c’est le chemin magique qui transforme le savant en magicien et en oracle ! Quelle ironie ! Faut-il rappeler l’amère leçon qu’ont reçus le peuple et toute la planète Ian-Iah à cause de ce préjugé !
» Le déséquilibre entre le peuple de Ian-Iah et la société a été si grand, qu’il a engendré la totale incompétence de la plupart de ceux qui s’adressaient aux savants avec une crainte superstitieuse. Et nous les avons remerciés en refusant absolument de nous soucier du destin du peuple !
Vir Norine se leva, demanda qu’on l’excuse s’il avait mal compris les orateurs et dit qu’il voulait essayer d’exposer le point de vue des Terriens sur la science en général.
— La science ne connaît pas et ne peut connaître le monde dans son immensité. Et croire qu’elle a déjà trouvé la solution de tous les problèmes conduirait à la catastrophe. Seuls les gens aveuglés par le dogmatisme ou par un enthousiasme partisan peuvent penser ainsi. Aucune découverte, aucune grande loi, n’est définitive. C’est généralement à propos des mathématiques que les esprits dogmatiques pensent à la plénitude et à l’achèvement de la science, mais c’est comme si l’historien décidait que l’histoire est accomplie. Plus notre connaissance se développe, plus le mystère de la nature se dresse devant nous. La richesse des phénomènes les plus courants est illimitée et inépuisable dans ses aspects multiples, dans les chemins sinueux du développement historique. Nous autres sur la Terre, nous nous représentons la science comme une œuvre immense qui s’étend dans l’espace à des milliards de parsecs de distance et dans le temps à des milliers de siècles. L’univers est si complexe et si énigmatique que le développement de la science au cours des millénaires écoulés nous a fait perdre l’arrogance des savants d’autrefois et nous a appris la modestie. L’une des attitudes fondamentales que nous apprenons à nos enfants est : « Nous ne savons qu’une infime partie de ce que nous devrions savoir… »
Un léger murmure d’étonnement se répandit dans la salle, mais les savants savaient écouter et Vir Norine poursuivit :