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Tchedi revint à elle en sentant pleinement son corps. Les filets d’un mélange gazeux tonifiant rafraîchirent doucement son visage couvert de sueur. Lentement, car elle craignait une nouvelle perte de conscience, Tchedi jeta un regard de côté vers les écrans de droite. On ne voyait rien, sauf un vide trouble et gris. À gauche, là où auparavant brillait la puissance lumineuse des millions de soleils du centre de la galaxie, il y avait également un néant gris. Tchedi rencontra le regard de Faï Rodis qui lui sourit faiblement et qui, voyant que Tchedi voulait parler, posa ses doigts sur ses lèvres.

Grif Rift, Div Simbel et Sol Saïn quittèrent leurs fauteuils. Dans le triangle formé par leurs épaules et leurs têtes, brillait maintenant une colonne peu élevée, transparente comme du cristal. À l’intérieur, le long d’une spirale à peine distincte, coulait un fluide semblable au mercure. La plus petite diminution ou augmentation de son flux entraînait le bond de l’une des aiguilles des grands cadrans, ainsi qu’un signal bref et impératif provenant du piédestal du pupitre. À ce signal, les trois têtes sursautaient, tendues, puis retombaient dans leur torpeur dès que l’aiguille revenait sur la ligne.

Un signal particulièrement insistant se fit entendre ; les deux aiguilles bougèrent en même temps. Dans l’obscurité grise de l’écran de droite, une tache de ténèbres apparut.

Tchedi connaissait suffisamment les nouvelles représentations de la structure de l’univers pour comprendre que cette tache de ténèbres était la saillie de Tamas. Elle savait que dans notre univers les champs de gravitation prennent des formes très variées, le plus souvent celles de toupies, d’entonnoirs, de cônes fortement aplatis s’étendant en chaînes vers l’anisotropie spatio-temporelle. Il n’était donc pas étonnant que les champs d’antigravitation – pour nous – de l’anti-monde, c’est-à-dire de la gravitation de Tamas, soient construits de façon analogue et que derrière cette saillie ondulatoire se dissimulent les condensations de l’anti-matière, les galaxies noires et les soleils invisibles de Tamas.

Il semblait autrefois incroyable que dans des galaxies voisines, la nébuleuse d’Andromède par exemple, des mondes habités puissent exister. Et encore avant, on avait le vertige en se représentant les habitants d’Arcturus ou d’Altaïr. Maintenant, l’homme trouve son propre univers trop petit avec ses milliards de galaxies et il se tourne vers les ténèbres effrayants de l’anti-monde qui semble tout à fait proche. Mais quel courage et quelle soif de connaissances doivent s’accumuler dans l’homme pour que des gens ordinaires comme Tchedi, non seulement ne soient pas effrayés devant un mur de peur, mais veuillent le traverser sans pensée définie ! Et pour un peu, elle aurait voulu apprendre à vivre à Grif Rift ! Cependant, elle parlait avec lui comme il fallait, avec une compréhension amicale et une communauté de sentiments…

« Éclair entre ombre et lumière »… la chanson de Rodis résonnait dans sa mémoire… Un éclair, en effet. Des cadrans sur un panneau de bois qui symbolise la frontière. Tchedi l’a traversée et… elle saura maintenant ce qu’il y a sur Tamas. On peut même se trouver dans notre monde clair de Shakti, mais il est tout aussi meurtrier si l’on s’approche trop d’une étoile ou si l’on entre dans un amas globulaire. On se laisse porter sur la crête des vagues, mais avec cette différence qu’ici, le sort du vol de « La Flamme sombre » et des treize vies de son équipage sont en jeu. Grif Rift lui avait parlé de la mouette volant dans une nuit d’ouragan, il savait ! Pour lui, ce n’était pas une comparaison poétique, mais l’image exacte de l’ARD. Mais, ça suffit ! Les racines de l’univers sont trop effrayantes pour elle, élevée dans la société pleine de sollicitude de la Terre. Il serait intéressant de savoir ce que ressent Faï Rodis : elle est là, aussi immobile que les trois autres près de la colonne de cristal ; elle lève les yeux sur les écrans qui montrent le vide gris et, sans doute, s’efforce-t-elle d’imaginer Tamas.

Tchedi n’avait pas deviné les pensées de Faï Rodis. Les sensations que celle-ci éprouva furent encore plus douloureuses pour elle que pour Tchedi, parce que Rodis ne perdit pas connaissance. Son corps solide et merveilleusement entraîné résista au passage dans l’espace-zéro presque aussi bien que celui des pilotes de l’ARD. Revenue rapidement à son état normal, elle pensa et à l’Institut de Kin Rouh – à l’est du Canada – et à la chambre où elle s’était préparée pour l’expédition.

La chambre spacieuse, au mur transparent de grandes feuilles de silicolle, donnait sur la vallée d’un grand fleuve, au milieu de forêts de conifères. Faï Rodis se souvint des détails les plus insignifiants – cela allait de la teinte paille du tapis uni aux grandes tables et aux divans en bois artificiel d’un gris soyeux. Un abri douillet propice au travail. Surtout lorsque, derrière la transparence du mur vitré orienté vers le fleuve lointain, glissaient des nuages bas et une pluie froide charriée par le vent. Alors, Faï Rodis s’étendait sur un divan, situé dans la partie opposée de la pièce, près de la machine à lire et des piles de vieux films restaurés. Elle lisait, réfléchissait et regardait. Heureuse époque, où elle « ingurgitait » les informations pour être capable de comprendre les processus historiques anciens et les chemins de l’ascension de l’humanité.

Elle était tombée un jour sur un extrait de film de guerre. Un champignon d’eau et de vapeur provenant d’une explosion nucléaire apparaissait au-dessus de l’océan, dépassant les nuages, surplombant les collines et les bouquets de palmiers de la rive escarpée. Quelques navires avaient coulé et avaient été balayés. Sur la berge consolidée, deux personnes observaient ce qui se passait. D’âge mûr et l’air menaçant, ils portaient les mêmes casquettes aux insignes dorés : des commandants de toute évidence.

Éclairés par la lueur de l’incendie sur mer, leurs visages sillonnés de rides, aux paupières gonflées et aux yeux las, n’exprimaient pas la terreur mais seulement une attention concentrée. Ils avaient tous les deux les traits fermes, la mâchoire massive et une égale certitude quant à l’issue favorable de la lutte titanesque.

Rodis se souvint comment alors, regardant la nuit noire, au-delà du mur transparent, elle avait pensé à la somme de courage qu’il avait fallu aux gens de la Terre pour sortir de cette situation barbare et transformer leur planète en un jardin clair et fleuri.

Neuf cents milliards de personnes étaient passées sous la faux du temps depuis les huttes instables dans les arbres ou les abris étroits dans les escarpements rocheux jusqu’à la victoire de l’esprit et du savoir ; l’offensive planétaire de la société communiste avait marqué la fin des malheurs accompagnant depuis longtemps l’humanité ! Un prix monstrueux !

Mais maintenant la fière femme avait été ébranlée. Reconnaissons-le honnêtement, le choc avec la réalité de l’univers l’avait effrayée et cette frayeur était comparable à celle qui avait étreint ses sœurs effacées depuis longtemps du visage de la planète. Avoir peur de la réalité aboutissait à rompre avec elle, à bâtir une réalité illusoire et déformée, sentiments qui avaient toujours prédominé chez l’homme non aguerri depuis l’enfance par la lutte avec les forces de la nature. Même maintenant, elle, pleine de santé, spécialement entraînée psychiquement, tremblait devant les structures fondamentales du monde véritable. Mais fermes et inflexibles étaient les visages de ses compagnons luttant contre les forces de l’anti-monde devant lesquelles les hommes et la galaxie tout entière n’étaient que grains de poussière disparaissant sans laisser de trace dans les ténèbres hostiles de Tamas, de l’anti-temps et de l’anti-espace…