— Du point de vue dialectique, c’est l’un et l’autre. Tant que la nature nous maintient dans un enfer sans issue tout en poursuivant grâce à cela son évolution, elle suit le chemin satanique de la cruauté impitoyable. Mais, lorsque nous évoquons le retour à la nature, les merveilleux pièges de sa beauté et de sa liberté illusoire, nous oublions que sous chaque – vous entendez, sous chaque – petite fleur se cache un serpent. Et nous devenons les serviteurs de Satan, si nous profitons de ces formes anciennes. Mais, si nous suivons l’autre extrême, nous oublions que l’homme est une partie de la nature. Il doit être entouré par elle et ne pas détruire sa structure naturelle, sinon il perdra tout et deviendra un mécanisme anonyme, capable de n’importe quelle action satanique. La vérité se trouve sur le fil séparant les deux chemins mensongers.
— Merveilleusement dit ! s’écria le premier orateur.
— Que mes collègues, savants de Ian-Iah, me pardonnent si je n’ai pas su exprimer la sagesse de la Terre alliée à la connaissance colossale du Grand Anneau Galactique. Après tout, je ne suis qu’un astronavigateur. Seule, l’absence de mes amis plus compétents que moi, m’oblige à parler devant vous. Ne pensez pas que je sois plein d’un orgueil démesuré envers le large horizon de la science de notre monde. Je m’incline devant l’aspiration héroïque à la connaissance de votre planète isolée, coupée des autres. Chaque pas que vous faites est encore plus difficile et encore plus précieux, mais à une seule condition : il faut que chaque pas tende à diminuer les souffrances de l’humanité de Ian-Iah, à permettre de sortir de l’inferno. C’est le seul critère scientifique qui soit valable pour nous.
Vir Norine salua l’assistance qui resta silencieuse, soit parce qu’elle était étonnée, soit parce qu’elle était indignée.
Le directeur adjoint de l’institut remercia Vir Norine et dit que la sagesse de la Terre était peut-être grande, mais qu’il n’était pas d’accord. Il fallait poursuivre cette discussion très importante.
— Moi aussi, je ne suis pas d’accord avec vous, dit l’astronavigateur en souriant, à propos de la sagesse de la Terre. Autrefois, chez nous sur la Terre, il y a eu également d’innombrables discussions concernant des millions de questions posées par des millions de livres, dans lesquels les gens se disputaient avec leurs adversaires. À la fin, nous nous perdions dans les finesses de la sémantique et des syllogismes, dans les dédales de millions de définition philosophiques des choses et des processus, dans les méandres des recherches mathématiques. Un processus analogue se produisit en littérature avec l’accumulation de subtiles fioritures de style et de formules vides privées de tout contenu.
» Et la connaissance morcelée prise dans les rets de ces labyrinthes imaginaires a engendré dans l’art figuratif et la musique, des œuvres encore plus insensées et fantastiques. Tous les traits authentiques du monde environnant subirent une distorsion monstrueuse. Ajoutez à cela que la mentalité schizoïde s’est éloignée inéluctablement de la réalité pour se retirer dans son propre monde – monde né d’un cerveau malade –, et vous comprendrez alors la force de cette vague sur le chemin historique de l’humanité de la Terre. C’est depuis cette époque que nous craignons les discussions subtiles et que nous fuyons les définitions aux détails superflus tout à fait inutiles dans un monde en perpétuelle mutation. Nous sommes revenus à la très ancienne sagesse déjà énoncée dans l’épopée épique du Mahabharata, il y a quelques millénaires. Le héros Arjuna dit : « Tu me déconcertes par tes paroles contradictoires. Dis-moi seulement, comme je peux atteindre la Félicité ».
— Arrêtez, s’écria le directeur adjoint. Même les définitions mathématiques sont inutiles, selon vous ?
— Les mathématiques sont uniquement nécessaires dans leur secteur qui est très étroit. Vous avez vous-mêmes subi la faim, la maladie et la pauvreté à cause de votre mépris de l’homme et de la nature, et à cause d’une triple défiance : défiance dans la possibilité de lutter contre les saboteurs et d’augmenter la fertilité par des moyens biologiques plutôt que chimiques ; défiance à l’égard d’une fabrication possible d’une nourriture tout à fait artificielle ; défiance concernant la profondeur de la pensée et des forces spirituelles de l’homme. Vous avez refusé d’étudier la complexité réelle de la nature vivante que vous avez enchaînée à une logique unilatérale et dangereuse. Au lieu d’être des penseurs libres, vous êtes devenus les esclaves de disciplines scientifiques étroites, enchaînés par les méthodes que vous aviez vous-mêmes imaginées. La même croyance primitive dans la force des signes, des chiffres, des dates et des mots domine vos travaux et vos formules. Ceux qui croient connaître la vérité se protègent essentiellement par la même superstition que l’on retrouve dans les slogans primaires et les affiches pour « Cvic ».
» Je connais encore très mal votre planète, mais jusqu’ici, je n’ai pas encore vu de science véritable chez vous. Ce que vous appelez science, n’est que de la technologie, un professionnalisme étroit, aussi éloigné du travail désintéressé de connaissance du monde que la pratique artisanale l’est de la maîtrise authentique. Vous luttez pour des découvertes aux applications éphémères, comme on en fait des centaines de milliers chaque jour chez nous. C’est, bien sûr, important et nécessaire, mais cela ne constitue pas toute la science. On ne considère pas, chez vous, que la connaissance globale et l’éducation du peuple soient les composantes nécessaires des recherches scientifiques, alors qu’elles sont les piliers fondamentaux de la science. Aussi obtenez-vous une accumulation d’informations banales concernant des découvertes hâtives, informations obtenues sans réflexion et sans sélection sérieuse, ce qui ne vous permet pas d’embrasser les vastes étendues du monde de la connaissance. En même temps, l’arrogance des jeunes chercheurs qui ne sont, au fond, que des technologues ignorants qui se figurent être des savants, finit par les faire rêver d’une réorganisation de l’univers, avant même d’avoir une représentation approximative de la complexité de ses lois.
— Quelle exagération ! dit le directeur adjoint.
— C’est la vérité ! dit Vir Norine qui refusa d’engager une discussion sur la valeur de l’activité scientifique de l’institut.
Il sortit dans la rue, content comme toujours de quitter un établissement mal aéré. La nuit de Tormans tombait déjà avec sa noire obscurité sans étoiles dans laquelle se noyait la lune blafarde et grise. Un réverbère était allumé dans un coin, au-dessus du kiosque cubique qui vendait des boissons grisantes. C’est là que se rassemblaient les hommes et qu’on entendait des insultes. La brise apporta une odeur de boisson, de fumée de cigarettes et de nuit.
Vir Norine alla à l’hôtel « Le nuage azuré », « réveilla » le SVP qu’il conduisit dans la rue par l’escalier latéral. Puis, il regarda pour la dernière fois le gîte inconfortable et pensa avec joie à l’appartement aux multiples verrous et à Siou-Té, douce comme son souvenir. Marchant en compagnie du Neufpattes dans l’allée déserte du square à la végétation si pauvre, il se rappela les propos sur la guitaye et décida d’aller jeter un coup d’œil au musée des sciences naturelles. Mais quand ? Demain, c’était son tour de travailler avec Tael sur les matériaux envoyés par le disconef. Puis, il devait encore rencontrer les savants de l’institut de physique et de mathématique. Ils avaient soif de révélations extraordinaires, mais il ne pourrait rien leur raconter, même en ce qui concernait la branche de la cosmophysique qui lui était familière. Rapprocher les différentes démarches de la pensée devrait être le fait d’un pédagogue ou d’un vulgarisateur et non le sien. De plus, ce goût pour les révélations de la science était métaphysique.