L’astronavigateur s’arrêta court. Près de lui, le Neufpattes souleva la poussière. En travers de l’allée se trouvaient six Tormansiens, éclairés par le lointain réverbère à mercure. Vir Norine réfléchit : devait-il aller à leur rencontre ou les attendre ? Il n’aurait pas eu peur même s’il avait été seul, mais en présence du SVP, il n’y avait absolument aucun danger. Mais il pouvait, en se défendant, blesser les Tormansiens, ce qu’il voulait éviter.
— Es-tu le Terrien ? demanda brusquement l’un des jeunes gens, – sûrement des « Cvic » – en approchant.
Vir Norine opina de la tête.
— Alors, c’est toi qu’il nous faut. Vous avez chez vous une femme d’une beauté folle. Je l’ai vue dans le jardin, à la sortie de la ville. Elle s’appelle Evisa Tanet. Il répéta Evisa Tanet, ou plutôt, chanta son nom d’un air rêveur.
— C’est le médecin de notre expédition, le médecin de la Flotte Stellaire.
— Ah ! fit le « Cvic » d’un ton vague. C’est elle qui m’a dit d’aller voir votre souveraine. Son nom aussi est beau, pas autant que celui d’Evisa, mais il sonne bien : Faï Rodis. Elle m’a dit que je devais sans faute parler avec elle et que c’était important pour nous et pour vous. Pourquoi ? Je n’en sais rien. Mais j’ai promis. Et voilà que moi, Gzer Bou-Iam que tout le monde connaît, devant qui tremblent les « Cvic » et les « Cvil », je ne peux tenir ma promesse. La souveraine Faï Rodis est gardée par une armée de ces affreux « violets » et les « Cvil » ne me croient pas. Ils pensent que j’ai été acheté par les « porte-serpent ». Et à quoi cela me servirait ?
— À rien, sans doute, dit Vir Norine en souriant.
— Vous voyez. Peux-tu me faire confiance et organiser une conversation avec la souveraine ?
— Je te crois et je pense que c’est possible.
— Quand ?
— Tout de suite. Allons dans ce coin désert. Il y a une sorte de mur derrière lequel on peut cacher la lumière de l’écran.
— Et voilà ! s’écria le « Cvic » tout content et il conduisit Vir Norine dans l’allée principale, près d’une longue dalle posée en travers du chemin. Elle était couverte de maximes édifiantes. On rencontrait ce genre de dalles en différents lieux de la ville, mais Vir Norine n’avait jamais vu quiconque en lire les inscriptions.
Vir connaissait l’emploi du temps de Rodis. Elle devait être en haut. Effectivement, Rodis répondit au premier appel du SVP. Elle apparut sur l’écran improvisé de la dalle de pierre. Elle ne portait pas le vêtement noir des Tormansiennes, qu’elle mettait généralement lorsqu’elle était aux Archives de l’Histoire, mais une courte robe blanche garnie de bleu.
— Ah ! L’expression qui jaillit de la bouche du Tormansien n’était ni de l’étonnement ni de l’enthousiasme.
L’astronavigateur parla des « Cvic » qui cherchaient à la rencontrer à la demande d’Evisa Tanet. Rodis fit venir Gzer Bou-Iam dans le champ éclairé de l’appareil, l’examina pendant quelques secondes et dit :
— Venez !
— Quand et comment ?
— Voulez-vous tout de suite ? Rendez-vous sans attirer l’attention au Monument du Temps Tout-Puissant, tournez à droite, prenez la rue de La Dernière Guerre, c’est la huitième maison. Combien de temps vous faut-il ? Je vous y attendrai et vous conduirai chez moi.
Rodis coupa le contact et Vir Norine éteignit rapidement son SVP.
— Ça c’est bien ! s’écria le « Cvic », ravi. Comme tout est simple chez les gens véritables ! Transmets mon salut à Evisa Tanet ! Dommage que je ne puisse plus la revoir !
— Pourquoi ? Lorsque vous serez chez Rodis, demandez-lui de vous mettre en liaison avec l’astronef et d’appeler Evisa Tanet.
— C’est vrai ? Et de quoi je vais lui parler ? s’effraya tout à coup le « Cvic ».
— Regardez-la sans rien dire !
— C’est ça. Merci, l’ami. C’est le moment.
Le Tormansien tendit la main et serra vivement celle de Vir Norine qui sourit.
Être remercié par un habitant de la capitale de Ian-Iah n’était pas courant !
Maintenant, même si l’astronavigateur se perdait une seconde fois dans les ruelles du vieux quartier de la capitale, son ouïe fine le guiderait. On entendit au loin un chien aboyer, comme si les petits chiens étaient aussi mal élevés que leurs maîtres.
Au cliquetis des verrous, Siou-Té accourut dans l’entrée. Elle cria : « Merci ! Merci ! » et s’élança sur Vir Norine. Elle s’arrêta soudain, vaincue par la timidité. Elle avait obtenu la petite carte de plastique bleu avec les signes et les tampons nécessaires lui permettant de vivre dans la capitale.
Vir Norine se réjouit en entendant la voix particulière de la jeune fille, plus basse que les voix de fausset des Tormansiens, mais plus haute et plus sonore que celles des femmes de l’astronef – mezzo-soprano. Siou-Té, avec le souci maternel des femmes de Ian-Iah obligées de nourrir en premier leur mari, avait préparé un souper avec les provisions du maître de maison. Elle fut chagrinée d’apprendre que Vir Norine ne mangeait jamais le soir, mais se contentait de prendre une boisson spéciale. S’il avait su le mal qu’avaient les Tormansiennes à faire la cuisine sur leurs appareils chauffants primitifs, il aurait fait un effort pour avaler quelque chose. Mais, comme il ignorait tout des dalles brûlantes et des casseroles toujours salies, il refusa la nourriture en toute quiétude. La jeune fille lui demanda la permission de venir près de lui, lorsqu’il se reposerait, car elle avait une question très importante à lui poser.
« La question importante » fut posée dès le seuil de la porte, et Vir Norine ne put ni ruser ni se soustraire au regard direct qui exigeait la vérité.
— Oui, Siou-Té, je ne suis pas un habitant de Ian-Iah. Je viens d’une planète infiniment éloignée, très différente, la Terre. Oui, je viens de ce même astronef dont vous avez entendu parler, mais comme vous le voyez, nous ne sommes pas une bande d’espions ou de bandits du cosmos. Nous sommes du même sang, nos ancêtres communs vivaient, il y a plus de 2 000 ans, sur la même planète, la Terre. Vous êtes tous de là-bas et non des Étoiles Blanches.
— Je le savais bien ! s’écria Siou-Té avec une fierté triomphante. Tu es tout à fait à part, et je l’ai compris aussitôt. C’est pourquoi, je me sens à l’aise, je suis bien avec toi, comme je ne l’ai jamais été de ma vie ! La jeune fille se mit à genoux, saisit la main de l’astronavigateur et la porta à sa joue, puis, elle s’arrêta, les yeux fermés.
Vir Norine ôta la main avec de tendres précautions, fit se relever la petite Tormansienne et la fit asseoir dans un fauteuil près de lui.
Il lui parla de la Terre, de leur arrivée ici, de la perte des trois Terriens. Le SVP ne contenait que quelques « stellettes ». Elles permettraient de se faire une première idée de la vie sur la Terre.
C’est ainsi qu’ils commencèrent à passer leurs soirées ensemble. La curiosité insatiable et l’enthousiasme de sa jeune auditrice galvanisèrent Vir Norine, chassant le pressentiment qui le torturait jusqu’à présent, qu’il ne reverrait plus sa Terre natale tant aimée.
Dès les premières minutes de leur atterrissage sur Tormans, il avait ressenti, de tout son être, une atmosphère psychique maligne. La malveillance générale, la méfiance et surtout la jalousie la plus sotte et la plus ridicule rivalisaient avec le désir de se distinguer à tout prix de la masse. Plus tard, le Terrien comprit que c’était la conséquence de l’accroissement jadis colossal de la population – des milliards – qui noya les personnalités dans un magma anonyme et impersonnel. L’atmosphère psychique de Ian-Iah était comparable à une eau malsaine, dans laquelle tombe de temps en temps un nageur imprudent et qui, au lieu de le calmer et de le rafraîchir, lui donne un sentiment de répulsion, de démangeaison, de saleté. Sur la Terre autrefois, on l’appelait « l’eau maligne ». On la trouvait partout où les fleuves ne descendaient pas de montagnes ensoleillées, où les ruisseaux n’étaient pas rafraîchis par des sources, des forêts ou une pluie pure, mais croupissaient dans les marais, les affluents taris et les criques fermées et se nourrissaient des restes pourris de la vie. L’atmosphère psychique était identique : des millénaires de stagnation, de piétinement sur place, de pensées malfaisantes et d’outrages invétérés accumulés entraînèrent la disparition de « l’eau fraîche » des sentiments purs et des buts nobles, là où ne soufflait plus le « vent » de la quête de la vérité et du pardon des échecs.