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C’était sûrement le fait de vivre dans une mauvaise « eau psychique » qui avait provoqué ce sentiment confus de fin tragique.

Vir Norine se rappela les catastrophes qui s’étaient produites dans différentes planètes y compris sur la Terre avant l’avènement du communisme, lorsque la civilisation avait imprudemment ramené à la surface les vestiges nocifs des périodes archaïques du développement de la planète. Gaz, pétrole, sel, spores de bactéries encore vivantes, que l’on croyait avoir enterrées sous plusieurs kilomètres d’épaisseurs de stratification géologique, remontèrent à la surface et furent à nouveau inclus dans le circuit de la biosphère. Ils empoisonnèrent l’eau de la mer, imprégnèrent le sol, s’accumulèrent dans l’air et cela pendant un millénaire. Comparé à cette activité, le jeu dangereux mené avec les substances radioactives qui eut lieu sur la planète natale à l’Heure du Taureau, avant l’aube de la société supérieure avait été de courte durée et n’avait pas été aussi significatif. Mais ici sur Tormans, les gens après avoir détruit l’équilibre de la nature, s’en étaient pris à l’âme humaine, la détruisant par la désorganisation odieuse de la vie. Comme pour le pétrole et le sel extraits des profondeurs de la planète, c’était en arrachant le voile de l’éducation et de l’auto-discipline, qu’on avait fait remonter du fond des âmes les vestiges archaïques de la psychologie animale : la survivance de la lutte primitive pour la vie.

Mais à la différence de la bête primitive, dont la conduite était cruellement déterminée par les dures lois de la vie sauvage, la conduite de l’homme privé d’éducation n’était pas conditionnée. L’absence de gratitude envers autrui découlait du sentiment « le monde est fait pour moi » et représentait l’erreur essentielle de l’éducation des enfants. L’homme s’efforçait par jalousie de nuire à ses proches, mais ce « proche » avait appris à se venger de toutes ses forces de son complexe animal d’infériorité. Ainsi, toute vie sur Tormans contenait-elle une méchanceté générale et constante qui rejaillissait de façon maladive sur les sentiments des Terriens, élevés dans la bonne atmosphère psychique de la Terre.

Aussi, Siou-Té, animée de sollicitude, de bonté, d’amour – sentiments éclos on ne sait comment sur Tormans – semblait d’autant plus étonnante à Vir Norine. La jeune fille affirma qu’elle n’était pas la seule et qu’il y avait des milliers de femmes comme elle sur la planète.

Cela effraya l’astronavigateur, car leur souffrance sur le chemin de la vie devait être plus grande que chez les autres.

Grâce à Siou-Té, Vir Norine vit la profondeur de l’âme vaincue par les ténèbres qui étaient en elle et comment elle se défendait désespérément contre l’obscurité environnante.

Chez le Terrien se développèrent lentement une tendresse vigilante et une pitié douloureuse qui n’avaient jamais été particulièrement caractéristiques de ses ancêtres et qui avaient disparu, faute de besoin, à l’époque claire de l’ère communiste.

Le troisième jour, Vir Norine remarqua, après le petit déjeuner, que Siou-Té était troublée par quelque chose d’inhabituel. Lisant dans son âme à découvert, il comprit qu’elle désirait passionnément voir ce dont elle rêvait depuis longtemps, mais qu’elle n’osait pas le lui demander. Vir Norine lui vint en aide et dit, comme en passant, qu’il était libre toute la matinée et qu’il serait heureux de se promener avec elle, où elle le souhaitait. Siou-Té avoua qu’elle aimerait aller non loin de la ville à Pneg-Kira. Son frère lui avait écrit que là se trouvait l’emplacement d’une très grande bataille de l’antiquité, au cours de laquelle l’un de leurs ancêtres avait péri (les Tormansiens ignoraient leur généalogie) et qu’il lui promettait de l’y conduire le plus tôt possible. Elle voulait aller là-bas en souvenir de son frère, mais c’était dangereux pour une jeune fille seule qui connaissait mal la capitale.

Vir Norine et Siou-Té montèrent dans un wagon de transport en commun cahotant, plein à craquer qui avançait dans la fumée et le bruit, à une allure saccadée due à l’humeur nerveuse et plutôt grossière de son conducteur. Les fenêtres sales laissaient voir de longues rues identiques où, çà et là, près des maisons étaient plantés de petits arbres étiolés. Il régnait dans la voiture une chaleur insupportable. Parfois, après un vif échange d’injures, on ouvrait les fenêtres : une poussière brûlante entrait dans le compartiment, de nouvelles injures s’échangeaient et on refermait les fenêtres. Vir Norine et Siou-Té, debout et serrés de toutes parts, s’accrochèrent aux barres du plafond. L’astronavigateur se trouva séparé de sa compagne. Il remarqua que Siou-Té essayait de toutes ses forces de s’écarter d’un jeune homme au grand nez et au visage asymétrique qui se serrait contre elle sans vergogne. Près d’elle, un autre garçon, très jeune, aux yeux profondément enfoncés de fanatique, poussait la jeune fille vers son camarade. Siou-Té rencontra le regard de Vir Norine, rougit de honte et de mécontentement et se détourna comme si elle ne voulait pas mêler le Terrien à une altercation avec les voyageurs. Peut-être se rappelait-elle trop bien le réceptionniste insolent de l’hôtel qui avait dû s’abaisser à lui embrasser les pieds. L’astronavigateur comprit tout en une seconde. Il tendit la main et tira brusquement le garçon impudent en arrière. Celui-ci se retourna, vit un homme grand et fort qui le fixait sans méchanceté ; tout en jurant, il essaya de se libérer. Ce n’était pas une main d’homme qui l’attrapait, mais une machine d’acier, c’est du moins ce qu’il lui sembla. Le Tormansien sentit, avec une peur animale, que les doigts s’enfonçaient dans ses muscles de plus en plus profondément, que ses artères et ses nerfs étaient écrasés et paralysés. Sa conscience s’obscurcit, ses genoux fléchirent et le jeune homme hurla de terreur : « Je ne le ferai plus ! Je ne le ferai plus ! ». Vir Norine lâcha l’impertinent qui se mit à crier dans tout le compartiment qu’on avait failli le tuer à cause d’une jeune fille qui ne valait pas un sou.

À l’étonnement de Vir Norine, la plus grande partie des passagers prit le parti du menteur. Tous se mirent à crier, à menacer, à agiter les poings.

— Sortons le plus vite possible ! murmura Siou-Té en pâlissant.

Après s’être frayés un passage dans la foule, ils sortirent dans la banlieue déserte écrasée de soleil. Siou-Té proposa de poursuivre la route à pied. Ses petites jambes avancèrent vivement et sans relâche. Elle se mit à chanter de vieilles chansons et des hymnes guerriers d’autrefois, très différents des chansons rabâchées de la capitale. Parfois, Siou-Té s’arrêtait afin d’illustrer la mélodie par un pas de danse et il admirait sa silhouette et la précision de ses mouvements. Ils parcoururent les douze kilomètres restants à travers une plaine desséchée pré-montagneuse sans même s’en apercevoir. Ils atteignirent une zone pierreuse, où poussaient de vieux arbres aux feuilles rares qui ne donnaient pratiquement aucune ombre. La partie occidentale de la zone s’interrompait en une large cavité, celle d’un lac asséché. Une faible brise soulevait des colonnes brunes de poussière.