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Une obélisque de pierre bleutée, décorée de signes noirs profondément gravés, se dressait à la limite de l’ancien champ de bataille et des blocs de pierre brute, éparpillés partout, indiquaient l’emplacement des tombes communes. Il y en avait beaucoup. Le vaste champ qui s’étendait presque jusqu’à l’horizon, avait été autrefois creusé de tranchées et de murs. Le temps les avait détruits. Les arbres de Tormans qui poussaient lentement s’étaient succédé sur le sol rendu fertile par les cadavres. Maintenant, dans le mince réseau d’ombre, seules les pierres dépassaient sur la terre sèche et poussiéreuse. Il ne restait absolument rien rappelant la fureur de la bataille gigantesque, l’immense souffrance des blessés, l’effroi des vaincus jetés dans le lac fangeux. Un lieu désolé, des arbres à demi-morts, une terre crevassée…

Un vent chaud bruissait dans les branches, quelques insectes verts qui grimpaient mollement sur les racines. Siou-Té choisit une grosse pierre pointue en forme de pyramide avec des cassures reflétant la couleur rouge foncé du sang séché et s’agenouilla devant elle. Elle croisa ses doigts sur les tempes, baissa la tête et murmura une prière. Vir Norine attendit qu’elle eût fini, avant de demander :

— Qui s’est battu ici et qui a gagné ?

— La légende parle d’une bataille entre les souverains de l’Hémisphère de Tête et ceux de l’Hémisphère de Queue. Des centaines de milliers de personnes ont péri. Le souverain de l’Hémisphère de Tête l’a emporté et a instauré le pouvoir unique sur toute la planète. On appelle cette bataille la victoire de la sagesse sur les peuples obscurs de l’Hémisphère de Queue.

— Vos ancêtres ont-ils participé à la lutte du côté des vaincus ?

— Oui.

— Et s’ils avaient gagné au lieu des autres ? La vie aurait-elle changé ?

— Je l’ignore. Pourquoi aurait-elle changé ? Kin-Nan-Té serait sûrement devenue la capitale. On aurait construit des maisons différentes avec des tours, comme il y en a chez vous. Mes ancêtres auraient peut-être été des « porte-serpent »…

— Et vous auriez voulu appartenir au groupe dirigeant ?

— Oh non ! Avoir toujours peur, regarder autour de soi, mépriser tout le monde, être détesté de tous ? Peut-être ne suis-je qu’une sotte et une illettrée, mais je n’aurais pas voulu vivre ainsi. « Mieux vaut ne rien avoir »…

Ce « mieux vaut ne rien avoir » envahissait toute la conscience des jeunes Tormansiens appartenant à la classe des « Cvic » et témoignait d’un fatalisme invétéré. « À quoi bon ? » leur semblait un argument irréfutable.

Vir Norine parcourut une fois encore du regard le plateau brûlé. Son imagination enflammée le remplit du grondement des machines de guerre, des hurlements et des gémissements des centaines de milliers de blessés, des tas de cadavres sur le sol pierreux et crevassé. Les questions éternelles « À quoi bon ? », « Pourquoi ? » devenaient sur un tel fond particulièrement impitoyables. Et les gens trompés, croyant qu’ils se battaient pour le futur, pour « leur » pays, pour leurs proches, étaient morts en créant une plus grande prédominance oligarchique, une pyramide de privilèges encore plus haute et une oppression extrême. Tourment inutiles, morts inutiles…

Vir Norine se tourna vers sa compagne en soupirant.

— Allons-y, Siou-Té.

Le Terrien et la Tormansienne descendirent les collines. Vir Norine proposa de couper tout droit au lieu de suivre les sinuosités de la vieille route, en gardant la direction de la colline ronde, où se trouvait un bâtiment gris et trapu, abandonné qui se profilait vaguement au loin. Ils atteignirent rapidement la colline. L’astronavigateur remarqua que Siou-Té était fatiguée et décida de faire halte à l’ombre des ruines. Elle s’allongea par terre, les mains sous la tête. Vir Norine vit qu’elle regardait fixement devant elle et plissait le front, s’efforçant de se rappeler quelque chose. Siou-Té se leva d’un bond et fit le tour des ruines. Puis elle regarda longuement les inscriptions et les bas-reliefs représentant une grande main tendue en un geste d’aide compatissante. Se calmant un peu, elle revint s’asseoir près de Vir Norine, prit ses genoux dans les mains, dans une pose qui rappela à Vir Norine Evisa Tanet. Elle fixa sans mot dire le lointain mirage des lacs bleus, jetant un voile de fumée sur la ville du Centre de la Sagesse.

— Quel âge as-tu ? demanda Siou-Té soudain.

— 42 ans, selon vos années qui ont un mois de moins que sur la Terre.

— Est-ce beaucoup ou peu pour vous ?

— Autrefois, lorsque le niveau de la Terre était le même que le vôtre, c’était l’âge moyen, ni jeune ni vieux. Maintenant, c’est plutôt jeune. Cela correspond à 22-23 ans pour moi et à 25 ans pour Rodis. Notre enfance dure longtemps. Ce n’est pas l’infantilisme mais une enfance prolongée, afin de pouvoir percevoir le monde. Et vous ?

— J’ai 20 ans. J’approche de notre âge moyen et il ne me reste que cinq années avant d’aller au Palais de la Mort Douce. Mais toi, il y a longtemps que l’on t’aurait conduit là-bas. Non, je dis des sottises, tu es un savant et tu aurais vécu âgé, tu es un « Cvil » !

— Je ne peux me représenter cette terreur !

— Il n’y a pas de terreur. Il y a même quelque chose de bon. Nous ne passons pas notre enfance dans des écoles étouffantes comme les futurs « Cvil » où l’on vous « bourre » de connaissances inutiles. Et nous ne sommes pas malades, nous mourrons dans la fleur de l’âge.

— Vous êtes triste Siou-Té ? Regardez-moi dans les yeux !

Siou-Té posa sur Vir Norine un regard douloureux, comme pour dire : « je vois tout le chemin de ma vie jusqu’au bout ».

— Non, dit-elle lentement, je suis bien, simplement, c’est la seconde fois aujourd’hui que je rencontre la mort.

— Comment ? Est-ce ce monument ? Que s’est-il passé là ?

— Ce n’est pas un monument, mais un temple. Il y a eu à l’époque de La Famine et des Meurtres un médecin réputé Rtse-Iouti. Il imagina La Mort Douce. Ses disciples et ses Aides construisirent ce temple de la Main de l’Ami au-dessus d’un puits sans fond, qui a toujours existé. Rtse-Iouti dit à tous ceux qui étaient faibles, souffrants, las de la vie, persécutés et terrorisés : « Venez ici, et je vous donnerai une mort douce. Elle viendra vers vous tendre et belle, jeune et attirante. Personne ne peut rien offrir de mieux sur la planète et vous serez convaincus par vous-mêmes que les vaines promesses ne sont que mensonge ».

Et les gens sont venus en grand nombre vers lui. Dans la première salle, ils se lavaient de la boue de la route, rejetaient leurs vêtements et entraient nus dans la seconde salle voûtée où ils mouraient dans un tendre sommeil, sans s’en apercevoir et sans souffrir… Le puits sans fond engloutissait leurs corps. Ceux qui souffraient, qui avaient perdu l’espoir, la santé, leurs proches, arrivaient sans cesse en louant le sage docteur. C’était il y a longtemps…

— Et de ce bienfait est née l’obligation gouvernementale de mourir. Les Palais de la Mort Douce séparent le peuple en « Cvic » et en « Cvil ». Le sage Rtse-Iouti aurait-il pu prévoir des conséquences aussi terrifiantes ?